Alias Caracalla
demi.
Lorsque je l’y rejoins, elle me conduit non loin de
là pour inspecter la chambre qu’elle a trouvée et où
*Germain viendra déposer ma valise. Suzette me
présente à une jeune femme qui m’accueille chaleureusement. Dans son vaste appartement, elle m’a
réservé une chambre avec salle de bains, un luxe
oublié depuis longtemps.
Je suis ébloui par ce confort de sybarite. Après
m’avoir invité à dîner, mon hôtesse ajoute aimablement : « Vous êtes ici chez vous. » Je sais qu’elle dit
vrai.
En la quittant, je vais déjeuner, non loin de là, dans
une brasserie de la place des Ternes. Auparavant,
j’achète une brassée de journaux parisiens, curieux
de découvrir cette presse interdite en zone sud.
Le menu présenté par le garçon me semble étonnant de qualité, mais peut-être les mots sont-ils,
comme souvent, des leurres. Je commande mon
repas et me plonge dans la lecture de L’Œuvre ; du
moins j’essaye. Aussitôt le journal déployé, mon esprit
divague. Le souvenir de l’étoile jaune envahit tout.
J’ai eu raison de ne pas inviter Suzette : j’ai besoin
d’être seul pour réfléchir méthodiquement aux causes de ma honte du matin et à l’engagement maurrassien de ma jeunesse. Pourquoi ce remords ? Je
devrais d’abord écrire : pourquoi ce choc, puisque
ce que j’ai vu m’est connu depuis longtemps ?
Nous en parlions souvent à Londres avec Briant,
mais ni l’un ni l’autre n’étions choqués par cette
indignité, dont nous n’imaginions pas la réalité. Ce
n’est pas si ancien : huit mois ! Pourquoi ce qui
m’avait semblé « exotique » à l’époque m’apparaît-il
aujourd’hui comme un crime insupportable ?
Ma tête n’est que confusion : tant d’arguments nouveaux se mêlent aux souvenirs d’autrefois. Michel
Jacob, mon camarade de l’adolescence, mon ami
Raymond Aron, de la France libre, Pierre Kaan, un
de mes camarades d’aujourd’hui. Je ne peux les imaginer stigmatisés par cette étoile sans éprouver un
sentiment d’horreur.
Une étrange pensée me vient : si le hasard leur
impose de porter l’étoile jaune, je partagerai cette
infamie et la porterai moi aussi. Tout, plutôt qued’assister lâchement à l’abaissement des êtres
chers.
Je finis par comprendre que si cette vision matinale m’est tellement insupportable c’est parce qu’elle
fait de moi un bourreau : elle trahit l’humanisme, la
fraternité entre les hommes, que je me vante de
pratiquer dans le christianisme. Comment ai-je pu
devenir antisémite ? Aujourd’hui, malgré moi, ma
conscience a choisi son camp.
Après déjeuner, une sorte d’allégresse m’habite.
Dans cette brasserie inconnue, j’ai l’impression de
m’être débarrassé à jamais du fardeau de mon éducation.
Inconscient des distances, je déambule boulevard
Haussmann pour rendre visite à Mme Scholtz, place
de la Trinité. Face à l’église, elle possède un immense
magasin où elle vend du mobilier de bureau. Je lui
explique que son neveu m’a prié de la voir dès mon
arrivée à Paris. Je n’y connais personne, et j’ai besoin
de tout pour monter mon secrétariat : « Je ne sais si
je pourrai vous aider, mais je ferai mon possible. »
En réalité, comme Mme Bedat-Gerbaut, elle est
prête à tout. J’en profite pour pousser mon avantage :
Connaît-elle des personnes qui accepteraient de nous
héberger ? « Mon appartement est à votre disposition. Il est à deux pas d’ici, rue Blanche. » Je pense
immédiatement à * Rex ; elle m’invite à aller le visiter.
En la quittant, c’est avec un moral regonflé que je
rentre chez mes nouveaux hôtes. Ils m’ont invité à
dîner et ont mis les petits plats dans les grands.
Lui est un jeune avocat. Mobilisé en 1939, il a eu lachance de ne pas avoir été fait prisonnier et a repris
son cabinet à Paris.
Il travaille pourl’OCM 1 . Avec sa femme, il est à la
disposition de Suzette pour lui venir en aide. Je les
remercie de me loger : « C’est très rare, parce que
les gens ont peur.
— Vraiment ? Pourtant, quand les Boches sont à
Paris, chaque Français a le devoir de les chasser. »
Je ne sais pourquoi, au cours de la conversation,
j’évoque les attentats des résistants. Ils me disent y
être opposés, estimant que le prix à payer est exorbitant. L’idée des communistes, consistant à accentuer
la haine contre l’occupant, leur semble fallacieuse :
« Leur
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