Alias Caracalla
présence suffit à les faire haïr. »
Je leur raconte mon expérience de l’Arc de triomphe, et la violence inouïe de ma haine devant une
réalité que je ne connaissais que par des photos :
« Quelle humiliation !
— Vous n’avez encore rien vu. L’outrage le plus
insupportable est de voir des Françaises se promener à leur bras.
— Et il n’y a pas que des prostituées. »
Ils me demandent des nouvelles de la zone sud,
où ils ne sont pas retournés depuis la défaite. J’explique que les Boches y sont invisibles, qu’il y a très
peu de réquisitions et qu’on ne voit pas de troupes
compactes au centre-ville. Ici, tout commence avec
le drapeau allemand, qui est partout : « L’arrivée à
Paris a été un choc ! »
Je les interroge à mon tour pour connaître la vie
des Parisiens. C’est la femme qui répond : « Au centre
de Paris, c’est comme avant guerre ! À l’exceptiondes automobiles, la vie est aussi brillante qu’autrefois. » Son mari ajoute : « Peut-être plus brillante
même. L’argent du marché noir coule à flots ; commerçants et industriels font fortune. Les salons ont
rouvert, et les soirées sont opulentes. Comme il y a
moins de films et pas de chauffage dans les appartements, les gens vont se réchauffer au théâtre. Il y
a d’ailleurs d’excellents spectacles. »
La conversation dérive sur les livres. « La censure
ne laisse rien passer, et puis les grandes voix se sont
tues : Gide, Claudel, Martin du Gard. Seul Mauriac
persévère. Quant à la presse, bien qu’elle soit rédigée en français, elle est allemande. »
Comme mes hôtes précédents en zone sud, ils ne
posent aucune question sur mon travail. Lorsque je
les salue avant de rejoindre ma chambre, ils répètent
en chœur : « N’oubliez pas : vous êtes chez vous. »
À bout de forces, je n’ouvre même pas ma valise.
Je me déshabille en hâte et me jette au lit.
Vendredi 26 mars 1943
Chère Suzette
J’achève ma toilette, vers 7 heures, lorsque la voix
de mon hôtesse retentit derrière la porte : « Votre
petit déjeuner est prêt. Mon mari serait heureux de
faire plus ample connaissance. » Quelques instants
plus tard, je suis assis en face de lui. Sa femme nous
laisse seuls.
Ce jeune homme au regard direct est à peine plus
âgé que moi. Il m’assure de la fierté qu’il ressent à
aider la Résistance et me répète que je suis chez
moi. Mais son visage s’assombrit : « Malheureusement, votre présence tombe mal. Ma femme est
enceinte. Elle a oublié de vous dire hier que sa
mère arrivait ce matin pour l’aider. Elle est très
fatiguée. Je suis inquiet de la laisser seule. » Avant
même d’entendre la suite, j’ai compris : il me met
poliment à la porte.
Comme tous mes camarades du BCRA, j’ai déjà
connu en zone sud cette expérience désolante. Dès
que nos hôtes ont connaissance du danger physique
que nous représentons, nous devenons des épouvantails, et ils nous chassent gentiment.
Mes hôtes d’aujourd’hui sont poussés par un élan
sincère de solidarité patriotique, qu’ils manifestent
en voulant aider la Résistance. Mais rien n’est plus
fragile à l’épreuve que les bons sentiments. Avant
mon arrivée, ce jeune couple ne « réalisait » pas le
danger que je représentais. Depuis mon installation,
ils sont saisis de panique à l’idée d’être compromis
dans une aventure mortelle.
Je le constate à la mine défaite et à l’agitation de
sa femme, revenue entre-temps. « En plus, ajoute-t-elle, j’ai oublié qu’aujourd’hui c’était le jour de la
femme de ménage. Je vous serais reconnaissante de
partir avant 8 heures afin que je puisse faire votre
lit. »
J’affiche une feinte sérénité : après tout, je leur
dois tout de même une nuit de répit. Ils demeurent
amicalement disposés et me confirment que Suzette
pourra user de leur appartement pour les besoins
de la cause. « Dès le départ de ma mère, sa chambre
sera à votre disposition. » Qu’ajouter, si ce n’est les
remercier ?
À 8 heures, je retrouve * Germain place des Ternes
et lui raconte ma déconvenue : « Ne vous en faites
pas, patron. J’ai quelque chose pour vous. »
Effectivement, quand j’arrive boulevard Malesherbes, dans le vaste appartement des Moret dont il
m’a communiqué l’adresse, * Germain y a déjà apporté
ma valise.
Suzette m’y attend. Elle me présente au
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