Alias Caracalla
les
trois options offertes par les Anglais : rentrer en
France ; nous engager comme travailleurs dans les
usines anglaises ; rejoindre la légion française qui
se constitue.
Heureusement, sa frilosité dissuasive n’a aucun
effet sur les jeunes Français : « Je vais prendre les
noms des volontaires qui acceptent de s’engager
sous les ordres du général de Gaulle. Que ceux qui
refusent sortent du rang. » Personne ne bouge.
Il sort un papier de sa poche et, debout, griffonne
les noms. La totalité des présents se fait inscrire. La
seule défection est, hélas ! Celle d’André Gheeraert,
qui déclare préférer poursuivre ses études au Canada
que se battre. Furieux d’avoir été dupés pendant
la traversée et d’avoir nourri un déserteur, nous le
chassons du dortoir sans même nous concerter.
Je note dans mon cahier :
On nous a réunis dans la cour. Le gouvernement de Gaulle est formé. Une légion française se
constitue. Nous sommes engagés volontaires. Un
courant de discipline commence à parcourir ce
camp où l’anarchie était maîtresse et nous divisait. Dans une Marseillaise sans grandiloquence,
jeune, franche, généreuse dans sa fraternité, c’estl’âme de la France qui a pris son vol, une âme
farouche dans sa résolution de vaincre .
Rassuré par mon « engagement », qui m’intègre
dans l’armée française, j’imagine qu’il me protégera
de la hargne du consul. J’ai atteint mon but : je suis
un soldat. Il n’y a plus qu’à guetter le retour du lieutenant.
Aujourd’hui, je sens une nette amélioration de
mon état : je reprends goût à la lecture des journaux.
Dans le Daily Mail , un gros titre barre la une :
« L’Angleterre soutient de Gaulle ». C’est la confirmation des assurances du lieutenant. Berntsen me
traduit une information importante : « Le gouvernement britannique a décidé de reconnaître le général
de Gaulle en tant que chef de tous les Français
libres ( Free Frenchmen ), où qu’ils se trouvent, décidés
à le rejoindre pour soutenir la cause des Alliés. »
Cette nouvelle, qui donne un sens à ma vie, est
entachée par l’annonce du cessez-le-feu en Tunisie
ordonné aux troupes françaises par le général
Mittelhauser au nom du maréchal Pétain. Le gouverneur général avait pourtant annoncé son intention de résister. Il est vrai que, si le consul dit vrai,
Maurras, qui, le 30 mai, avait stigmatisé un armistice comme le suicide de la nation, a été le premier
à rallier Pétain.
Depuis Bayonne, je n’ai ouvert aucun des deux
livres que j’ai emportés de Bescat. L’arrachement à
mon cadre de vie, à mes amis, à ma famille m’empêche de fixer mon attention. Seules les informations
concernant de Gaulle et Pétain m’intéressent.
Dimanche 30 juin 1940
La messe au camp
Un des résultats inattendus de la défaite est mon
impérieux besoin d’assister à la messe. Du temps
des ventes de L’Action française sur le parvis des
églises, je me gardais d’y pénétrer, pour ne pas être
confondu avec les croyants moutonniers que je
méprisais.
Le thème du sermon est « Nous vaincre nous-mêmes » : « Au lieu de commencer par récriminer
contre les “grands”, ne devons-nous pas récriminer
contre nous-mêmes ? Que de lâcheté, d’abandon, de
négligence nous avons cultivés, et dont nous nous
sommes glorifiés ! »
La phrase cruelle de Maurras me revient en
mémoire avec toute son exigence : « Vive la France
— mais c’est un optatif — vivra-t-elle ? Nous n’en
savons rien. Cela dépend de qui ? De nous. Avons-nous été assez fiers de la France ? »
Cet écho du passé me semble à cet instant indéchiffrable. Après l’arrachement brutal à ma jeunesse,
mes convictions et mes activités me sont aussi lointaines que Bescat l’est de Londres. Je pourrais dire
sans parjure : Le roi, pour quoi faire ? Au milieu du
chaos provoqué par le désastre, la seule priorité est
la guerre, et surtout la victoire.
Lundi 1 er juillet 1940
Rumeurs et projets
Pour égayer nos soirées, certains réfugiés ont pris
l’initiative d’organiser des petites fêtes avec des chanteursimprovisés 5 .
En dépit de l’impatience de s’évader du camp,
chacun organise son existence comme il le peut.
L’hébétude du premier jour se dissipe, mais la résignation gagne. J’envisage de rédiger un article sur
les jeunes Français et la France. Je note
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