Alias Caracalla
dans une réserve pleine de châlits pliants que nous commençons à déménager.
Certains réfugiés, nous ayant aperçus, tentent de s’y
opposer. Tandis que notre déménagement se poursuit par la force, ils menacent de se plaindre. Nous
les insultons copieusement et poursuivons l’aménagement de notre dortoir.
Je note dans mon cahier avant de m’endormir :
Curieuse sensation de la non-valeur du temps
— un passé qui s’est déchiré avec le départ du
bateau — un avenir auquel je ne peux donner
une forme ni un sens — se laisser emporter par
les heures.
Jeudi 27 juin 1940
Déserter ou rentrer en France ?
J’apprends en fin de matinée que le consul de
France à Londres organise, dans la cour principale,un rassemblement des Français. Il y a foule. Après
avoir obtenu le silence, il communique les ordres
du gouvernement de Bordeaux : les personnes ayant
quitté la France sans autorisation doivent rentrer
immédiatement sous peine de sanctions. Il réclame
nos pièces d’identité et nous demande de nous inscrire sur la liste de rapatriement rédigée par un de
ses collaborateurs.
Comme nos conversations l’ont laissé pressentir,
les réfugiés se ruent autour de lui afin d’être rapatriés. Nous sommes révoltés par le nombre de jeunes qui s’inscrivent. Tous posent des questions, qui
entrent en résonance avec celles du 20 juin, à Pau :
« Un bateau est-il retenu ? Aura-t-on des cabines
séparées ? Sera-t-on nourris ? »
Quand le consul en a terminé, je m’approche pour
l’interroger sur les conditions d’engagement dans la
légion du général de Gaulle. Il me toise et répond
avec aigreur : « Vous n’avez pas entendu ce que
j’ai dit : le gouvernement du maréchal Pétain a
donné l’ordre à tous les Français qui se trouvent en
Angleterre de rentrer en France ?
— Mais ceux qui veulent continuer la lutte contre
les Allemands, que doivent-ils faire ?
— Mais monsieur, la guerre est terminée, la France
a signé l’armistice !
— Peut-être, mais moi je veux combattre. Je ne
rentrerai pas. Mes camarades et moi avons eu trop
de mal à rallier l’Angleterre. Il n’est pas question de
repartir.
— Dans ce cas, sachez que vous êtes hors la loi.
Vous serez considérés comme déserteurs et jugés en
tant que tels. »
N’ayant jamais vu de consul en chair et en os, je
ne me sens nullement impressionné et deviens provocant : « Ça m’étonnerait. Tous les patriotes sont à
Londres. Je suis sûr que Maurras et les hommes de
l’Action française nous ont précédés. »
Stupéfait, il me regarde comme s’il voyait un
fou : « Maurras est un bon Français. Il soutient de
son autorité la politique du maréchal Pétain, qui
n’est autre que celle de la France. De Gaulle n’est
plus général ; il passera en conseil de guerre pour
désertion. C’est un politicien, partisan du Front populaire et entouré de Cot, Daladier et Blum, lequel
vient de débarquer à Londres pour former un gouvernement avec les communistes. »
Persuadé qu’il ne s’agit que de mensonges, je lui
tourne le dos et m’éloigne sans répondre. De Gaulle
n’a-t-il pas démenti toute « ambition politique » ?
Ce que j’ai appris à Oloron et lu dans L’Action française exclut toute collusion avec la racaille du Frontpopulaire 4 .
Après cette algarade, dont je ne regrette pas la
violence, je réfléchis aux conséquences : Quel est le
pouvoir d’un consul ? A-t-il le droit de me rapatrier
de force ? À défaut de certitude, il est urgent de quitter Anerley, qui risque de devenir un piège. Surtout,
il faut joindre de Gaulle.
Accompagné de Berntsen, je vais à la pêche aux
informations. Au bureau d’accueil du collège, on
ignore son existence. Les articles du Daily Mail que
nous exhibons laissent les autorités de glace. Nous
n’avons, hélas ! aucun moyen de nous renseigner à
l’extérieur ; nous sommes prisonniers : pas de téléphone et sorties surveillées par des soldats en armes.
Notre seul lien, à sens unique, avec la Grande-Bretagne est la presse.
Je me souviens tout à coup que mon beau-père
m’a donné l’adresse à Londres de Mme Zonneveld,
confiée à lui par une de nos amies. Je lui écris aussitôt :
Madame,
Je m’adresse à vous de la part de Mlle France
de Guéran. Je suis un jeune étudiant français qui
vient avec ses camarades pour s’engager et pour
se battre. Nous avons fui la
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