Alias Caracalla
cantine ne sont pas encore
construits. Nous devons prendre nos repas dans
notre hut . Deux d’entre nous sont de corvée, à tour
de rôle, pour aller chercher nos repas aux cuisines.
Dès l’arrivée, on nous distribue des bottes afin
d’épargner nos chaussures que, depuis des mois,
nous nous efforçons de polir à l’égal de celles des
Anglais.
Le camp n’ayant pas encore l’électricité, nous
nous éclairons à la lampe à pétrole et nous chauffons au poêle central brûlant du coke. Les toilettes,
les lavabos, les douches, à l’eau froide, sont à l’extérieur.
Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, nous
ne manifestons aucune déception : c’est la guerre.
Nos compatriotes demeurés en métropole sont plus
malheureux que nous, sans parler des prisonniers.
L’intérieur du camp, à cause de la boue et de
l’absence de parad ground , est impraticable. Je comprends aussitôt que nous continuons l’instruction
dans les bois alentour. Le site est des plus sauvages.
Pour ceux qui, comme moi, aiment la nature, ce
sera un bonheur.
En dépit de ses inconvénients, le camp présente
un avantage : installé au milieu de la forêt, nous
n’aurons plus à défiler au pas cadencé, l’arme sur
l’épaule, au départ et au retour de nos exercices.
Ce soir, je note dans mon cahier :
Jeudi 31 octobre. Quitté Bryn-Teg, [notre]
petite villa de Camberley ; installation dans un
camp à côté de cette ville ; baraque en tôle où la
pluie et le vent jouent le souffle mélancolique des
soirs d’hiver, où le cœur est au chaud pendant
que tout frissonne ; tristesse d’un hivernage
d’exil.
Vendredi 1 er novembre 1940
Honneur aux morts
Nous assistons ce matin, dans une hut transformée en chapelle, à la messe de la Toussaint.
La fête des morts est l’occasion de sermons évoquant la condition précaire de l’existence et donc
l’urgence d’être en règle avec Dieu. Depuis des
mois, la mort ne m’apparaît plus comme une hypothèse littéraire, mais comme un avenir prochain.
Cet après-midi, une prise d’armes en l’honneur
des morts de Norvège est organisée, suivie d’un
défilé sur la route extérieure. Le colonel Raynouard,
notre nouveau chef de camp depuis le départ de
Magrin-Verneret, n’est pas avare de compliments. Il
estime notre bataillon « à la hauteur de la réputation que se sont acquise au cours de notre histoire
les bataillons de chasseurs français ».
Lundi 11 novembre 1940
Manifestation à Paris
Les bombardements que nous subissions quotidiennement à Delville ou Camberley se poursuivent
à Old Dean et nourrissent notre expérience quotidienne. Le danger serapproche 1 .
Si j’envisage ma fin inéluctable avec sérénité,
j’éprouve parfois une sorte d’apitoiement à la perspective de disparaître si jeune. C’est un des thèmes
de mes discussions avec Briant. Les événements
nous rapprochent tout autant que les interrogations
métaphysiques et morales. Cela n’empêche nullement ce dernier de manifester son attachement à la
vie par un humour ravageur.
L’anniversaire de l’armistice de 1918 tombe un
lundi. Cela nous vaut, après le défilé sur la route du
camp, une journée de congé, occasion de rejoindre
en pensée nos parents : les pères de la plupart
d’entre nous ont fait la Grande Guerre.
Le séjour dans la boue d’Old Dean, bien que sans
danger, nous permet de comprendre ce qu’ils ont
enduré. Nous les admirons aujourd’hui plus encore
que dans notre enfance parce que nous ne les confondons pas avec les anciens combattants « scrogneugneu » qui nous méprisaient.
Depuis mon enfance, cet anniversaire commémoré par une messe des morts dans mes différentscollèges a toujours été empreint de tristesse, à
cause des blessés, des gueules cassées. Aujourd’hui,
cette journée est plus terrible encore : à Paris, les
Boches ont annexé le Soldat inconnu, scellant l’inutilité du million et demi de morts de la guerre de
14-18.
Vendredi 29 novembre 1940
Mauvaises nouvelles
Grâce à France et à la BBC, nous avons découvert
que des milliers d’étudiants parisiens de toutes tendances politiques ont pris, le 11 Novembre, tous les
risques pour manifester autour de l’Arc de triomphe, appliquant les mesures réclamées par de
Gaulle et répétées par Schumann à la BBC la veille.
Les Allemands ont tiré. Il y aurait eu des morts
parmi les étudiants et plus
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