Aliénor d'Aquitaine : L'Amour, le pouvoir et la haine
vieille Mathilde, l’Emperesse, qui, de sa retraite rouennaise, mesure avec justesse les sources de conflit que la nouvelle répartition des pouvoirs entre deux fortes personnalités va créer ; et Thomas Becket lui-même.
Une anecdote, rapportée par Guillaume Fils Étienne et que tous les historiens s’accordent à reconnaître authentique, est révélatrice de l’état d’esprit du chancelier. La scène se passe à Rouen, manifestement pendant l’année 1160. Thomas vient d’être gravement malade, au point qu’on a craint pour sa vie. Heureusement il s’est remis mais la convalescence, qu’il passe au prieuré de Saint-Gervais, est longue. Un jour le prieur de Leicester lui rend visite et le trouve devant sa table d’échecs, un jeu qui le passionne. Le prieur exprime son étonnement de voir le chancelier simplement habillé d’une pelisse à longues manches, à la dernière mode de la cour d’Angleterre : « Comment donc se fait-il que vous ayez adopté cette tenue ? Des vêtements de ce genre sont bons pour les fauconniers, et vous êtes un homme d’Église. Je dis d’ailleurs un pour ce qui est de la personne… […] Si l’on se fie aux bruits qui circulent à la cour, vous serez bientôt archevêque !
— Je connais en Angleterre, répond Becket, trois pauvres prêtres que j’aimerais mieux voir archevêque que moi. Car je connais bien le roi. Si jamais j’étais élevé à cette dignité, il me faudrait soit perdre sa confiance, soit négliger le service de Dieu, mon Seigneur, ce que je ne ferai pas. »
Comment faire preuve de plus de lucidité ? Il semble d’ailleurs que le prieur fera part de cette réflexion du chancelier à Henri, quelques semaines plus tard. Ainsi les deux protagonistes auraient pu ne pas aller dans cette voie. Pourtant la tragédie aura lieu. Il est difficile d’appeler autrement cet épisode du règne d’Henri et Aliénor. Car, comme pour toutes les tragédies, on a l’impression que les choses se déroulent de manière inéluctable, que les acteurs sont pris dans une logique implacable et que, malgré leur certitude que tout va mal se terminer, ils ne peuvent faire autrement que d’avancer vers leur destin.
Thomas renâcle à se rendre au chevet de Thibaud de Canterbury, tant et si bien que le vieil homme meurt le 18 avril 1161 dans les bras de son secrétaire, Jean de Salisbury, sans avoir revu l’homme qu’il a fait chancelier d’Angleterre et qu’il considérait sans doute comme son fils.
Pendant une année il ne se passe rien. Le roi semble ne pas vouloir forcer le clergé de peur de l’indisposer et de le voir élire quelqu’un d’autre que Thomas. Le clergé anglais a soutenu le Plantagenêt lors de son arrivée au pouvoir, Henri ne doit pas l’oublier ; tout comme il ne doit pas oublier que, dans le même temps, ce clergé s’est rapproché de Rome pour marquer son indépendance vis-à-vis du pouvoir royal. Le roi tient absolument à cette élection. Il est persuadé que son ami, placé à la tête de l’Église et conservant son poste de chancelier, servira les intérêts de la couronne avec le zèle dont il a toujours fait preuve ; cela revient à faire passer entièrement l’Église d’Angleterre sous l’autorité royale. Le moment semble particulièrement propice car le pape Alexandre III est fragile et négociera tout ce qui sera possible pour conserver le soutien du roi d’Angleterre. On peut donc comprendre le silence du roi pendant un an : il respecte les formes et se fait d’autant plus discret qu’il sait qu’il a toutes les cartes en main.
L’inaction de Thomas est plus étrange. Bien qu’il n’y ait aucune trace écrite, la plupart des historiens s’accordent à penser que le roi n’a cessé, au cours de l’année, de faire pression sur son chancelier pour qu’il accepte d’être candidat à la succession de Thibaud de Cantorbéry. Thomas se fait prier, non par calcul, mais parce qu’il sent bien qu’il va au-devant d’une situation délicate. Il est à un tournant de sa vie ; il en a conscience et hésite sincèrement à prendre la voie que son ami Henri trace pour lui.
Au printemps 1162, Thomas traverse enfin la Manche. Officiellement il se rend en Angleterre sur ordre d’Henri II pour amener les barons anglais à prêter serment au fils aîné d’Henri et d’Aliénor, Henri le Jeune. Le prince est alors âgé de sept ans et le chancelier Becket est chargé de son éducation. Cet hommage
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