André Breton, quelques aspects de l’écrivain
Les voilà tout empoissés de leur monologue intérieur «au mètre», «penchés» déjà, avec tous les critiques qui font la ronde, sur son indice de viscosité — et qui sait, si un jour peut-être, il ne voulait plus sortir? Que d'affaire !
Une pareille avalanche ne peut que contribuer à nous faire passer le goût du « document humain » dont l'usage a commencé à se répandre abusivement dans la seconde moitié du dernier siècle. Utilisé encore avec quelques ménagements, et tout au moins derrière l'alibi de la forme romanesque, par les écrivains naturalistes, il a tendu de nos jours avec le «journal» vers sa forme pure, et, par là même contribué à préciser les réserves qu'appelle l'étalage, sous le prétexte de sincérité, d'un tout-venant dont l'estimation marchande a cru au rebours de tout ce qui passait jusque-là pour critérium de qualité. Ces réserves relèvent, semble-t-il, de deux ordres assez distincts.
La première vise les conditions ainsi posées à la manifestation de la pensée, aux prises avec la résistance du langage, avec son bizarre pouvoir de coagulation. Cette manifestation, pour rester tant soit peu satisfaisante, ne semble pouvoir s'accommoder que de deux solutions extrêmes, que notre époque a présentées simultanément à l'état pur. Ou bien maintenir à tout prix la liquidité de la langue, sa disponibilité, en tentant, par une inattention rigoureuse aux affinités des mots, aux disons syntaxiques, à tout ce mécanisme verbal qui, si nous n'y prenons garde, s'ingénie à chaque instant à penser pour nous tout seul, de laisser le champ libre à l'«aimantation» intérieure du subconscient. Tentative séduisante, mais qui ne va pas sans des risques certains La «continuelle infortune» qu'a été selon Breton l'histoire de l'écriture automatique dans le surréalisme tient peut-être à une double exigence, à peu près impossible à satisfaire, et dont les premiers surréalistes, acharnés à aboutir malgré tout, n'ont pas tenu suffisamment compte : en effet l'abandon total au «caractère inépuisable du murmure», à la dictée intérieure, y doit se doubler d'un effort de tous les instants, et qui réclame lui, l'attention la plus soutenue, pour desserrer les mâchoires du langage, pour paralyser ses mécanismes moteurs, toujours prêts à se substituer à la pensée qui lâche la bride. Une langue, et surtout une langue qui comme la française a beaucoup servi (il s'agit ici de son usage littéraire), tend à ressembler de plus en plus à un système compliqué d' aiguillages entrecroisés — où le mécanicien aux yeux bandés, beaucoup plus souvent que de provoquer quelqu'une de ces magnifiques catastrophes de locomotive renversée dans la forêt vierge dont rêve Breton, risque, plus banalement encore que d'autres, d'aboutir au cul-de-sac ensommeillé d'une voie de garage : on ne l'a déjà que trop vu. La pratique heureuse de l'écriture automatique — c'est grand dommage, mais on se doit aujourd'hui de le reconnaître — relève du «génie» individuel aussi bien que toute autre activité littéraire consciente. L'autre solution (on y attache parfois, à tort ou à raison, le nom de Valéry) vise tout autant que la première à provoquer cette rupture des mécanismes semi-automatiques de la langue qui est la condition même de la création; mais tandis que les tenants de l'écriture spontanée y tendent seulement afin de laisser la place libre au courant, au «murmure» qui devra disposer désormais de la langue comme d'une matière ductile, les poètes conscients du type valéryen, fort étrangers à cette notion de «champ libre», voient dans la réflexion et le travail sur les données du langage l'unique moyen de libération. Le goût du langage dans ce qu'il a de plus arbitrairement, de plus gratuitement «donné» : rimes, rythmes, clichés, assonances, «gênes exquises» se justifie pleinement (non sans d'ailleurs continuer de nous gêner à notre tour) a une telle manière de voir. On pourrait la caractériser comme la reconnaissance spontanée du besoin d'un cadre rigide préétabli où accrocher ses pensées pour pouvoir en expliciter les virtualités les plus intimes : ce cadre qui peut être dans le premier cas la langue elle-même pénétrée jusqu'au fond de son rigide mécanisme interne, et dans le second les «règles» qui président aux différents genres littéraires fournirait le lien — assez visible - qui joint
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