André Breton, quelques aspects de l’écrivain
est légitime ici de dire tout aussi bien : Breton — J. G) se réclament à la fois de Gérard de Nerval et de Marx, du marquis de Sade et de L'Amour chevaleresque, de Feuerbach et de Huysmans, de Robespierre et des voyantes, du rêve et de la psychanalyse, de Hegel et des bousingots, de la nuit romantique et de la philosophie des Lumières, de Lénine et du roman noir; si les théories quantiques, la phénoménologie de Husserl, l'ontologie heideggerienne, la philosophie " existentielle " de Jaspers leur échappent, c'est que les esprits des fondateurs n'avaient déjà plus, lors de ces vogues, la soif du début». Rien de plus juste — mais cette remarque pour acquérir toute sa portée doit, semble-t-il, se compléter d'une autre : c'est que cet écartèlement perpétuel entre les idées contradictoires puisées dans le milieu extérieur se reflète d'une manière beaucoup plus intime dans le tissu même de la pensée poétique de Breton. Non seulement il se réclame à la fois du rêve et de la vie, de la «nuit» et des Lumières, mais il est dans ses livres, et à chaque page de ses livres, rêveur et lucide, poète et théoricien — à la fois abandon éperdu à la dictée confuse de l'inconscient et styliste adonné à des exigences de la dernière rigueur — à la fois intoxiqué comme nul autre par l'abus du «stupéfiant image» et (comme on en a fait récemment la remarque 5 ) le plus cartésien des surréalistes. C'est là ce qui empêche de croire, comme le fait, semble-t-il, Monnerot, au «syncrétisme» surréaliste. Le syncrétisme s'est toujours distingué, entre autres signes, à sa capacité remarquablement faible d'attraction — et ce n'est certes pas de quoi le surréalisme était le plus dépourvu. Bien plutôt que de «fondre des éléments qui hurlent encore d'être rapprochés» en une sorte d'éclectisme qui sent le marécage, Breton en a entendu maintenir exaspéré le «hurlement» constant à ses oreilles comme la composanté nécessaire d , «éréthisme continuel» sans laquelle un pli intime lui interdit sans doute de se sentir vivre. Il n'a jamais pu sans doute s'agir pour lui d'amener des idées contradictoires — tentative que tout chez lui récuse — à composition, mais bien plutôt, au moyen de ces matériaux inertes élevés soudain à la dignité de supports de la flamme, d'« alimenter à pleines mains cette température orageuse» sans laquelle il n'eût pu vivre — et, sans ralentir une seconde sa course irrespirable, d'en faire un moment de son souffle, de les traverser, de les brûler. Illuminée par saccades de ces grands feux d'herbes sèches, «n'en nie que plus vertigineusement» la route qui mène au point sublime dans la montagne. Le magnétisme secret de Breton est dans cet index tendu vers un point de fuite qui dévore le paysage, mais peut-être aussi à lui seul, d'une manière profonde, le fait vivre, de la seule vie qui mérite pour Breton d'être vécue, la vie «à perdre haleine».
Car ces grands paysages d'idées, où il chevauche avec ce regard absent et ce «je ne sais quoi d'extraordinairement pressé», Breton les a animés, et c'est là l'autre secret de sa prise directe sur le lecteur auquel s'est une fois communiqué, au hasard d'une page, ce «je ne sais quel mouvement de saisissement d'épaule à épaule ondulant jusqu'à lui». Point d'idées pour lui qui ne se fassent idées forces, pouvoir magnétique qui attire ou repousse, mais auquel on a affaire d'une manière extraordinairement personnelle. Leur manière habituelle de se présenter à lui se caractérise toujours par un bizarre pouvoir de «happement» qui pour un moment le «met tout entier sous le pouvoir», de Freud ou de Hegel, comme de Lautréamont ou d'Apollinaire, avec une force d'appropriation qui ne le cède en rien à celle de la sensation esthétique. Pourvues d'un aiguillon dont il a senti la pointe vive comme aucun autre, elles sont vraiment pour lui les «idées harassantes» que dans un mot qui le peint tout entier il souhaite perpétuellement prendre en échange des « idées harassées ». Elles s'incorporent à la vie, se font souffle vital et battement du cœur — sommation totale — et jamais matière à jeu désabusé, et c'est l'honneur de Breton (à l'opposé ici de Valéry) — si sa vie comme toute autre a pu se montrer sur tel point sujette à l'inconséquence — que de ne leur avoir jamais marchandé cette suprême dignité 6 . Il n'y a pas,
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