André Breton, quelques aspects de l’écrivain
appuyer de démarches concrètes dont ses livres ne sont que le procès-verbal — figure celle de l' affranchissement total de l'homme. On aurait grand tort — les longs et passionnés démêlés de Breton avec le marxisme ont pu sur ce point prêter à l'équivoque — de donner au mot un sens social trop restrictif : c'est de l'affranchissement de l'homme de sa condition humaine tout entière qu'il est question, et seulement question. Assumant, certes, comme tout autre, cette condition humaine en tant qu'elle est humiliée par des inégalités sociales dont on peut raisonnablement envisager la disparition, Breton brûle aussitôt cette étape pour tenter de forcer des limites millénaires et logiquement intangibles : celles qui désespèrent, depuis que «le monde est monde», l'homme aux prises avec la mort (Arcane 17 ), avec la dégradation fatale de l'amour (L'Amour fou), avec l'impossibilité de faire coïncider le rêve et la vie (Les Vases communicants), de communiquer par-delà la cellule étanche de la conscience individuelle, avec les autres consciences (Nadja) ou avec le monde (L'Amour fou). Les procès-verbaux fiévreux que sont les livres de Breton figurent avant tout la consignation d'une grande aventure métaphysique, entreprise avant tout inventaire, sans jeter les yeux derrière soi, comme dans une urgence panique — en faisant flèche de tout bois et en mobilisant immédiatement les médiocres moyens de bord disponibles. À l'avant-garde de cette vaste expédition philosophique que voit se rassembler notre époque en quête des ultimes raisons de vivre encore à la disposition de l'homme «tombé» dans le monde, le groupe surréaliste, pareil à ces troupes ardentes et démunies qui se ruaient vers la Terre Sainte très en avant de l'armée des croisés, en a constitué la vague la plus effervescente en même temps que le plus brûlant témoignage : il a été quelque chose comme une croisade du cœur.
On est certes en droit de dire — et c'est trop évident — en suivant le fil des courants de pensées les plus aigus, les plus conscients qui la traversent, que le désespoir de notre époque est fait de ce qu'à la certitude de la «mort de Dieu» survit paradoxalement et même s'alimente le sentiment poignant de la chute de l'homme. Sentiment de la déréliction dans un monde qui refuse de «répondre» à quoi que ce soit — sentiment de l'étrangeté irrémédiable de l'«existence» —, sentiment de l'absurde minant en profondeur pensées et résolutions — impossibilité de toute communion — sentiment de la réclusion dans la cellule étanche de la conscience individuelle — ce qu'on englobe communément sous le nom d'existentialisme n'a guère fait que pourvoir d'un glossaire, et par là il est vrai renforcer cette espèce de basse sourde et continuelle qui fait la rumeur singulière et comme le fond sonore de l'existence moderne. Discuter de l'exactitude de cette conception «existentielle» de la condition humaine dépasserait singulièrement les limites et les prétentions de cet essai; il est toutefois permis de remarquer que vis-à-vis de cet homme profondément «abandonné», «en situation» dans un monde qui ne lui correspond d'aucune manière, et sur la condition duquel tout le monde se trouve d'accord, deux attitudes critiques (conditionnées par un déplacement d'accent sans doute en relations avec une particularité d'ordre affectif) sont possibles, entraînant des comportements concrets opposés. Les uns voient dans une telle déréliction une tare à ce point inhérente à la condition de l'homme qu'elle va jusqu'à constituer l'élément essentiel de son signalement (sa définition restant, comme on sait, «à faire») : la porte de la cellule ainsi implacablement refermée, rien ne reste plus à entreprendre, semble-t-il, que la construction laborieuse d'une éthique jusqu'à présent en quête de points d'appui. Mais aussi vieille, et plus vieille que ce désespoir lucide, dont la portée pratique et l'incidence sur le comportement individuel et social restent des plus douteuses (on se sent tenté du moins de le supposer en voyant quelle assez gaillarde euphorie ne laisse pas d'animer, malgré tout, les propagateurs de théories aussi définitivement consternantes), parle aux oreilles des autres une nostalgie dont il devient malaisé de rendre compte. Cette nostalgie, à laquelle Rimbaud, vers la fin du siècle dernier (c'est en quoi le surréalisme est fondé
Weitere Kostenlose Bücher