André Breton, quelques aspects de l’écrivain
les possibles à mesure qu'elle les multiplie banalement (il a pu être exaltant sans doute d'imaginer Cendrillon devenant princesse : il ne l'est plus, même pour des enfants, d'imaginer un prolétaire devenant président de la République — et cela du fait que ce haut Magistrat ne nous apparaît au fond que comme un rouage plus pitoyablement commandé encore que les autres, plus incapable qu'un autre de répondre à l'élan aujourd'hui presque impossible à satisfaire vers un être «hors série» - «hors la loi»). Notre conception de l'aventure a dû en conséquence changer entièrement de sens. Avec l'achèvement de l'exploration de la planète (l'exploration je la matière n'a pas le même retentissement imaginatif) s'est terminée l'ère de l'aventure diffuse et vaguante : celle des romans de la Table Ronde comme celle de Robinson Crusoé. La seule survivance que nous puissions lui assurer consiste à imaginer ce monde coagulé, solide aujourd'hui jusqu'à l'étouffement, comme parcouru de «défauts», de veines, le long desquelles l'aventure aux mains ouvertes pourrait encore s'acharner à suivre un chemin étroit comme un tunnel. La conception du roman policier dessine à notre époque cette ligne de repli de l'aventure; son succès mesure ce qu'une exigence irrépressible a gagné en violence à mesure que son champ de possibilités se contractait. Le tragique de l'aventure, pour un lecteur moderne, ne naît plus de la crainte oppressante des dangers matériels obscurs conjurés contre le héros, mais du sentiment angoissé qui nous accompagne à chaque seconde de l'impossibilité que la chance lui reste plus longtemps ouverte au sein d'un monde qui de jour en jour sous nos yeux s'est pris comme une glace. Lorsqu'on mesure l'infinie complaisance que demande à l'attention du lecteur la poursuite tortueuse d'une intrigue policière au milieu de toutes les forces sociales conjurées pour la bloquer dès son départ, on ne peut se défendre de l'impression que le sentiment de l'aventure a gagné en virulence, en se resserrant dans de si étroits canaux, tout ce que gagnent en puissance des eaux vaguantes à se rassembler dans une conduite forcée. Ce qui nous aspire dans le sillage tortueux du criminel sans cesse menacé, derrière le fiacre de Fantômas ou l'ascenseur d'Arsène Lupin qui crève le toit et débouche en plein sublime, ce n'est plus seulement le goût paisible, souriant du merveilleux, c'est l'appel, comme d'un poumon vers l'air, à l'épanouissement du possible forcé dans ses tanières par la vie moderne comme le criminel l'est parla police, c'est l'attirance du zigzag de foudre qui trace à travers le monde une des seules lignes de chance, une des seules lignes de vie qui puissent le traverser encore. La seule, la vraie question qui au fond émeuve universellement les lecteurs, dans l'arrière-pensée irrésistible que peut-être elle pourrait ne pas être sans solution, c'est celle que l'auteur de Rouletabille a matérialisée dans un de ses ouvrages de main de maître : Peut-on sortir d'une pièce fermée hermétiquement? On ne se donnera pas le ridicule de transposer en inquiétude métaphysique lesouci assez futile qui point le lecteur attablé (avec une fébrilité qu'aucun autre genre littéraire, tout de même, ne suscite) devant telle ou telle livraison du «Masque». Et pourtant ce lecteur à la longue accepterait-il de se voir confronter cent fois aux murs fastidieux de cette éternelle chambre, aux sortilèges plus dérisoires les uns que les autres par lesquels on consent enfin à l'en expulser grossièrement, si, dans son subconscient, à la question concrète du policier n'en faisait écho une plus inquiétante : «Peut-on sortir de cette chambre que nous habitons tous?»
C'est à cette question que toute l'œuvre de Breton entend faire face à sa manière, avec cette nouveauté capitale qu'il ne s'agit plus d'y répondre, comme on l'a trop souvent reproché à tort aux surréalistes, par une «évasion» aussi décevante, aussi creuse que tant d'autres (l'exotisme de Cendrars, la féerie domestique de Giraudoux ou le romantisme de la banalité de Julien Green) mais par une sortie en force qui nous frappe par son caractère en même temps résolu et désespéré : il n'est plus question de se donner le change à soi-même une fois encore, mais littéralement de passer ou de périr. Au premier plan de toutes les revendications de Breton — revendications qu'il entend
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