Au bord de la rivière T4 - Constant

d’aller voir ce qui se passe chez Valiquette.
    Le propriétaire du moulin à bois rechigna bien un peu devant le dérangement, mais il monta avec les deux hommes pour se rendre chez Eudore Valiquette. La porte d’entrée de la petite maison grise fut forcée et ils pénétrèrent dans la demeure assez mal tenue du notaire.
    — Il y a pas de senteur spéciale, fit remarquer Ellis en reniflant fortement.
    Ses compagnons ne se donnèrent pas la peine de lui répondre. Tous les trois firent le tour de chacune des pièces, tous les tiroirs étaient vides, comme si l’occupant avait décidé de ne jamais revenir sur les lieux.
    — On dirait ben que le petit notaire est parti avec l’idée de pas revenir de sitôt à Saint-Bernard, constata Thomas Hyland d’une voix égale.
    — Ça se peut pas ! s’écria Samuel Ellis, qui avait confié toutes ses économies au notaire.
    — Ça a pas de maudit bon sens, cette affaire-là ! renchérit Tancrède Bélanger, un peu essoufflé et le visage soudain très pâle. Comment je vais faire pour avoir l’argent qu’il a placé pour moi ? Comment on va savoir où il reste à cette heure ?
    — Il a ben dû dire à quelqu’un de la paroisse où il allait, dit Thomas sur un ton rassurant. Vous êtes pas les seuls à lui avoir donné votre argent. Je sais que ça arrive que des notaires disparaissent avec tout l’argent qu’on leur confie, mais pas Valiquette. Il est conseiller municipal et président de la fabrique. Il peut pas avoir fait ça. On va faire une réunion à soir devant la chapelle pour essayer de savoir où il est passé.
    — Lui, la chenille à poil, quand je vais lui mettre la main dessus, il va me payer la peur qu’il me fait, promit Samuel Ellis, en colère.

    La nouvelle courut dans Saint-Bernard-Abbé aussi rapidement qu’un feu de forêt et déclencha une véritable panique chez tous ceux qu’Eudore Valiquette avait persuadés de lui confier leurs économies. Donat Beauchemin et Constant Aubé se rappelèrent alors la mise en garde du notaire Letendre l’hiver précédent. L’homme de loi avait fait mention de rumeurs qui couraient sur l’honnêteté un peu douteuse d’un notaire montréalais disparu récemment avec l’argent de ses clients.
    — Je veux pas dire que c’est le notaire Valiquette, avait-il pris la précaution de préciser, mais le portrait qu’on m’en a fait ressemblait pas mal à celui du notaire de votre paroisse.
    Ce soir-là, la réunion tenue sur le parvis de la chapelle fut passablement tumultueuse, mais elle n’aboutit à rien. Personne n’avait entendu parler de l’endroit où pouvait être Eudore Valiquette.
    — Il nous a volés comme au coin d’un bois ! s’écria le fils du bedeau, Delphis Moreau, qui s’était, lui aussi, laissé attirer par les taux d’intérêt alléchants promis par le nouveau venu.
    — Mais il l’emportera pas au paradis, reprit Antonius Côté, blanc de rage. J’avais pas grand-chose, mais c’était tout ce que j’étais parvenu à ramasser les dix dernières années.
    — À cause de lui, me v’là dans la misère noire ! osa s’écrier Cléomène Paquette. Demain matin, je vais être poigné pour quêter sur le chemin.
    — Entre nous autres, Paquette, ça fera pas un gros changement, fit un loustic dans la petite foule. C’est pas mal ce que tu fais déjà depuis des années.
    — En tout cas, le fromager va avoir affaire à cacher son fromage en grains, ajouta un autre habitant de Saint-Bernard-Abbé, soulevant quelques rires autour de lui.
    Puis, durant de longues minutes, ce fut une pluie de lamentations et de récriminations d’un bon nombre des clients lésés par le petit notaire.
    — L’enfant de chienne ! il m’a pris tout ce que j’avais, affirma haut et fort Télesphore Dionne, qui semblait avoir vieilli de dix ans depuis qu’il avait appris la disparition de l’homme de loi.
    Quand toutes les personnes supposément lésées eurent exprimé leur rage, le maire prit la parole d’une voix qui se voulait rassurante.
    — Là, je pense qu’on s’énerve ben vite sans savoir. Si ça se trouve, Eudore Valiquette est juste parti régler des affaires en ville et on va le voir revenir à Saint-Bernard dans une couple de jours. On devrait lui donner jusqu’à la semaine prochaine. Il y a une réunion de la fabrique et aussi une réunion du conseil de la paroisse. Je trouve que vous lâchez les chiens ben vite après un notaire qui nous a