Au bord de la rivière T4 - Constant

Son frère traversa de l’autre côté de la route et laissa sa voiture dans la grande cour commune que se partageaient le forgeron Évariste Bourgeois et le marchand général Télesphore Dionne.
    Les deux hommes, commissaires d’école, avaient laissé à Donat la présidence de la commission scolaire, même s’il ne savait ni lire ni écrire. En cas de besoin, Télesphore se chargeait sans rechigner de ces tâches.
    Donat descendit de voiture et pénétra dans le magasin où il retrouva Alexandrine Dionne en compagnie de sa fille Angélique.
    — Monsieur Dionne est pas ici ? demanda-t-il à la femme du marchand général.
    Donat ne s’était pas encore décidé à tutoyer Télesphore Dionne et Évariste Bourgeois, les deux autres commissaires qui avaient près de trente ans de plus que lui.
    — Il est parti chercher son chapeau à côté, lui répondit sa femme. Il veut aller conduire Angélique à l’école.
    — Tu veux aller faire un peu de ménage ? fit-il en se tournant vers la jeune fille.
    — Le ménage est déjà fait, monsieur Beauchemin, répondit Angélique. J’ai passé l’après-midi d’hier à l’école pour le faire. Non, aujourd’hui, je voulais vérifier si j’avais tout ce qu’il me fallait pour commencer l’école lundi prochain.
    — C’est une ben bonne idée, approuva le jeune président de la commission scolaire au moment même où Télesphore Dionne entrait dans le magasin.
    — Je peux ben amener votre fille à l’école, proposa Donat. C’est là que j’allais pour voir si Blanchette a ben livré les trois cordes de bois qu’on lui a commandées la semaine passée. En plus, je voulais voir si vous aviez eu le temps de préparer les listes des enfants pour les deux écoles.
    — T’es ben serviable, Donat, mais je pense qu’il est plus convenable que je conduise moi-même ma fille. Si ça fait ton affaire, je peux vérifier si Blanchette a apporté le bois. Pour les listes, elles ont été faites. J’ai laissé celle de ta sœur sur son bureau, dans sa classe hier soir. Ma fille a déjà la sienne.
    — Bon, si c’est comme ça, je vais retourner à la maison, déclara Donat en cachant mal sa satisfaction. C’est pas l’ouvrage qui manque chez nous.
    Au moment où le cultivateur allait quitter le magasin général, le marchand le retint.
    — Ah ! j’oubliais de te le dire. Ton frère Hubert nous a fait écrire qu’il revenait à Saint-Bernard la semaine prochaine.
    Donat Beauchemin ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil vers Angélique dont les yeux s’étaient soudainement mis à briller. Il était persuadé que son jeune frère avait adressé la lettre à celle qu’il avait commencé à fréquenter discrètement le printemps précédent.
    La jeune fille était dotée de magnifiques yeux bleus et d’une épaisse chevelure châtaine bouclée qui mettait en valeur ses traits fins. La fille unique de Télesphore et Alexandrine Dionne n’était revenue à Saint-Bernard-Abbé que quelques mois plus tôt après avoir vécu plusieurs années chez une vieille tante qui l’avait fait instruire. Elle était incontestablement l’une des plus belles filles du village avec Bernadette Beauchemin. Qu’elle semble avoir jeté son dévolu sur Hubert avait de quoi surprendre.
    Le jeune homme de vingt et un ans avait passé quelques années chez les frères de Saint-Joseph qui avaient tardé à lui laisser prononcer ses vœux à cause de sa santé chancelante. Hubert s’était finalement décidé à les quitter l’automne précédent et avait retrouvé une santé florissante. Grand et d’apparence agréable, il ressemblait de plus en plus à son frère Xavier.
    Au début de l’hiver, Télesphore Dionne avait parlé au jeune homme d’un cousin qui avait ouvert une fromagerie à Dunham, ce qui était relativement nouveau. Le marchand général avait alors proposé au fils de Marie Beauchemin de demander à son cousin de le prendre comme apprenti, le temps d’en faire un bon fromager. Hubert, encouragé par Angélique, avait sauté sur l’occasion. Il n’était revenu à Saint-Bernard-Abbé que pour assister au mariage de Xavier.
    — Ça tombe ben en torrieu qu’il revienne, déclara Donat, heureux du retour de son frère. C’est pas la besogne qui va manquer sur notre terre jusqu’à la fin de l’automne.
    — Là, je sais pas trop ce que ton frère va décider de faire, fit Télesphore, un peu embarrassé. Je sais pas s’il a eu le