Au Coeur Du Troisième Reich
je crus avoir découvert à quelle allure la richesse acquise dans les colonies de l’Asie ionique avait corrompu la pureté des créations de l’art grec. Cette évolution démontrait quel degré de vulnérabilité atteint une haute conscience artistique, dont les représentations idéales deviennent méconnaissables dès que la moindre force étrangère fait pression sur elles. Ces réflexions ne me troublaient pas le moins du monde, persuadé que j’étais que mes propres travaux échappaient à ces dangers.
Nous rentrâmes à Berlin au mois de juin 1935. Dans les jours qui suivirent notre retour, la maison que je m’étais fait construire à Schlachtensee, un faubourg de la ville, fut terminée. C’était une modeste demeure avec les chambres à coucher indispensables, une salle à manger et une seule pièce de séjour, en tout 125 mètres carrés ; à cette époque-là, les dirigeants du régime, suivant une tendance qui ne cessait de gagner du terrain, emménageaient dans d’immenses villas ou s’appropriaient des châteaux. Nous faisions, très consciemment, exactement le contraire, car nous voulions éviter ce que nous voyions chez ceux qui, s’entourant d’un apparat à la raideur tout officielle, condamnaient leur vie privée à une pétrification lente mais certaine.
D’ailleurs, je n’aurais pas pu construire plus grand, car je n’en avais pas les moyens. Ma maison m’avait coûté 70 000 marks ; pour m’aider à les réunir, mon père avait dû prendre une hypothèque de 30 000 marks. Bien que travaillant à mon compte pour l’État et le parti, j’avais peu d’argent. Dans un esprit de désintéressement inspiré par l’idéalisme de l’époque, j’avais en effet renoncé à mes honoraires d’architecte.
Cette attitude ne rencontra qu’incompréhension. Un jour qu’il était de fort bonne humeur, Göring me dit : « Alors, monsieur Speer, vous avez beaucoup de travail maintenant. Vous devez aussi gagner beaucoup d’argent. » Comme je lui répondais que non, il me jeta le regard de celui qui ne comprends pas : « Que me recontez-vous là ? reprit-il alors, un architecte aussi sollicité que vous ? Je vous avais évalué à quelques centaines de mille par an. Bêtises que leurs idéaux ! L’argent, voilà à quoi vous devez penser ! » Désormais, je demandai, sauf pour le projet de Nuremberg, pour lequel je recevais 1 000 marks par mois, les honoraires revenant à un architecte exerçant librement. Mais ce n’est pas la seule raison qui me poussa à prendre garde de ne pas perdre mon indépendance professionnelle au profit d’un statut de fonctionnaire ; il y en avait une autre : Hitler témoignait une plus grande confiance aux architectes non fonctionnaires, car son préjugé contre les fonctionnaires s’étendait même à ce domaine. Lorsque mon activité d’architecte prit fin, ma fortune s’élevait à peu près à un million et demi de marks et le Reich me devait encore un million qu’il ne me paya jamais.
Ma famille vécut heureuse dans cette maison. Je voudrais pouvoir écrire que, moi aussi, j’y ai eu ma part de bonheur, réalisant le rêve que nous avions fait un jour, ma femme et moi. Mais quand, fatigué, je rentrais à la maison, tard le soir, les enfants étaient au lit depuis longtemps ; je restais alors avec ma femme, sans parler, muet d’épuisement. Cette torpeur me paralysa de plus en plus souvent et quand aujourd’hui je passe ces années-là en revue, je m’aperçois que, dans le fond, il m’est arrivé exactement la même chose qu’aux grands du parti : eux gâchaient leur vie de famille par une vie d’apparat, rigidifiée dans les attitudes de l’étiquette officielle ; moi, au contraire, en devenant l’esclave de mon travail.
A l’automne 1934, Otto Meissner, qui avait trouvé en Hitler son troisième chef après Ebert et Hindenburg, me téléphona que je devais le lendemain l’accompagner à Weimar pour y rejoindre Hitler, avec qui nous irions ensuite à Nuremberg.
Jusqu’aux premières heures du jour, je crayonnai, jetant sur le papier des idées qui depuis quelque temps ne me quittaient plus. Il avait été décidé qu’on édifierait pour le Congrès du parti d’autres bâtiments de grandes dimensions, une esplanade pour les défilés militaires, un grand stade, une grande salle pour les discours culturels de Hitler et pour les concerts. Pourquoi ne pas réunir les édifices déjà existants et ceux
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