Au Coeur Du Troisième Reich
frappait : déformation du portrait que j’aurais aimé me faire de Hitler, soucis causés par le constant déclin de sa santé, espoir d’une atténuation du combat mené contre l’Église, annonce de projets dont les buts me semblaient utopiques, toutes sortes de choses curieuses, mais la haine que Hitler portait aux Juifs me semblait, à l’époque, aller tellement de soi qu’elle ne fit pas grande impression sur moi.
Je me sentais l’architecte de Hitler. Les événements de la vie politique ne me concernaient pas. Je ne faisais que leur fournir des décors impressionnants. Hitler me renforçait quotidiennement dans cette attitude en me consultant presque uniquement pour des questions d’architecture ; de surcroît, il eût paru fort prétentieux, de la part d’un nouveau assez tard venu, d’essayer de participer aux délibérations politiques. Je me sentais et me voyais dispensé de toute prise de position. En outre, le but de l’éducation nationale-socialiste était la séparation des sphères de réflexion ; ainsi, on attendait de moi que je me limite à mon domaine : la construction. Le mémoire que j’adressai à Hitler en 1944 montre bien que l’illusion dont j’étais victime atteignait les limites du grotesque. « La tâche que j’ai à remplir, y affirmai-je, est une tâche apolitique. Je me suis senti à mon aise dans mon travail, aussi longtemps que ma personne comme mon travail ont été jugées en fonction des résultats que j’obtenais 9 . »
Cependant cette distinction, au fond, n’était pas essentielle. Aujourd’hui, elle me paraît symptomatique des efforts que je faisais pour garder hors d’atteinte le portrait idéalisé que je me faisais de Hitler et ne pas le laisser entacher par la sale besogne qui consistait à faire passer dans les faits ces slogans antisémites qu’on pouvait lire à l’entrée des villages et ces déclarations qui constituaient le thème de nos conversations dans le pavillon de thé. De fait, l’identité de celui qui avait mobilisé la populace contre les synagogues et les magasins juifs n’avait aucune importance, de même que la question de savoir si c’était arrivé à l’instigation ou seulement avec l’approbation de Hitler.
Dans les années qui ont suivi ma libération, on n’a pas cessé de me poser des questions auxquelles j’avais moi-même essayé de répondre, tout seul dans ma cellule, vingt années durant : on voulait savoir ce que je savais de la persécution, de la déportation et de l’extermination des Juifs ; ce que j’aurais dû savoir et quelles conséquences je me sommais moi-même de tirer.
Je ne donne plus la réponse dont j’ai si longtemps essayé de satisfaire ceux qui me posaient ces questions, mais aussi, au premier chef, moi-même : à savoir que dans le système hitlérien, comme dans tout régime totalitaire, l’isolement, et en conséquence, le cloisonnement protecteur croissent à mesure que la position qu’on occupe devient plus importante ; que la technicité croissante des méthodes d’assassinat réduisait le nombre des assassins, augmentant du même coup la possibilité de l’ignorance ; que la manie du secret régnant dans le système créait des degrés d’initiation et donc, à tout un chacun, des occasions de fuir devant la prise de conscience de l’inhumain.
Je ne donne plus toutes ces réponses ; car elles tentent d’aborder la confrontation avec les événements à la manière d’un avocat. Certes, ma position de favori et plus tard mon poste de ministre, un des plus influents du régime, m’isolaient ; certes, le morcellement de la pensée en sphères de compétences distinctes avait offert àl’architecte comme au ministre de l’Armement de nombreuses échappatoires ; certes, je n’ai pas su ce qui avait véritablement commencé en cette nuit du 9 au 10 novembre 1938, pour aboutir à Auschwitz et Maidanek. Mais la mesure de mon isolement, l’intensité de mes échappatoires et le degré de mon ignorance, c’est, à la fin des fins, moi qui les déterminais.
C’est pourquoi je sais aujourd’hui qu’en me torturant par mes examens de conscience, je posais la question tout aussi mal que les curieux qu’entre-temps j’ai rencontrés. La question de savoir si j’ai su ou je n’ai pas su, et dans quelle mesure, grande ou petite, j’ai su, perd toute son importance, quand je songe à ce que j’aurais dû savoir d’effroyable et quelles conséquences
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