Au Fond Des Ténèbres
Treblinka était toujours incroyablement dangereuse, ne tenant toujours qu’à un fil, mais le moment le plus dangereux était peut-être le matin, après l’arrivée des convois, quand les queues montaient tout le long du « couloir » vers le camp de la mort tandis que les chambres à gaz étaient en action.
« Il y avait des rivalités incroyables entre les SS. Vous comprenez ce n’était pas du tout la masse amorphe que les gens se plaisent maintenant à imaginer ; après tout, c’étaient tous des individus, chacun avec sa personnalité. Certains étaient pires, d’autres meilleurs. La plupart avaient leurs protégés parmi les prisonniers, et ils en jouaient les uns contre les autres. Bien sûr, on peut voir ça de la même manière que l’on considère d’autres “organisations” dont les chefs de file ont leurs favoris. Manifestement, aucun des degrés habituels de sentiment ou de comportement ne peut s’appliquer, parce que tout dans cette existence, d’abord pour nous mais jusqu’à un certain point pour eux aussi, au moins par réaction, était réduit à un niveau élémentaire : la vie ou la mort. En conséquence chaque réaction, même la plus ordinaire devenait particulière ou au moins très différente. Quelques SS développaient une sorte de “loyauté” vis-à-vis d’un prisonnier ou d’un autre – bien qu’on hésite à appeler ça ainsi ; en réalité, il y avait presque invariablement une autre raison, ordinairement basse, qui motivait n’importe quel acte de bienveillance ou de charité. Il faut toujours apprécier tout ce qu’ils faisaient en fonction de l’indifférence foncière qu’ils ressentaient à notre égard à tous. C’était en fait plus que de l’indifférence, mais j’appelle ça ainsi faute d’un mot plus adéquat. Réellement, quand on veut évaluer leur comportement et ce qu’ils étaient, il ne faut pas oublier leur incroyable toute-puissance, leur autonomie à l’intérieur d’un champ d’action étroit et néanmoins illimité en ce qui nous concernait. Ne pas oublier non plus l’isolement créé par leur position unique et par ce qu’ils avaient en commun – presque personne à l’intérieur de la communauté nazie ou allemande n’était dans une position semblable. Peut-être que si cet isolement avait été le résultat de bonnes actions plutôt que de mauvaises, leurs rapports mutuels auraient été différents, mais dans de telles circonstances, ils semblaient pour la plupart se haïr et se méfier les uns des autres et faire n’importe quoi – presque n’importe quoi – pour “avoir” l’autre. Ainsi, si l’un d’entre eux choisissait un homme dans un nouveau convoi pour le faire travailler, en d’autres termes pour le laisser en vie au moins quelque temps, il pouvait très facilement arriver – et c’est arrivé souvent – qu’un de ses rivaux (ne vous y trompez pas, d’une manière ou d’une autre c’étaient tous des rivaux) survienne et tue cet homme pour se venger [il l’envoyait dans la file des hommes destinés à mourir] ou bien il le “marquait” ce qui équivalait à la mort [tous les hommes marqués partaient avec le convoi suivant] Tout cela créait une indescriptible atmosphère de terreur. La chose la plus importante pour un prisonnier à Treblinka, voyez-vous, c’était de ne pas attirer les regards. Là aussi il y avait des degrés dont je vous parlerai plus tard. Mais à la base, il était nécessaire, avant tout, de ne rien faire de “mal” – la chose la pire étant de travailler à quoi que ce soit sensiblement moins qu’au maximum de ses forces. Et il y avait mille et une autres choses arbitrairement “mauvaises” ; cela dépendait uniquement de celui qui vous voyait. Bien sûr, je ne parle en aucun cas d’insubordination ; dans le contexte de nos vies c’était impossible, purement impensable. Ce que chacun devait développer au maximum, c’était l’art d’apprendre à rester en vie.
« Tout cela s’applique plus au premier semestre qu’au second. La durée totale de Treblinka doit être divisée en quatre phases. La première : le mois sous la férule du Dr. Eberl [avant que Glazar lui-même – ou Stangl – arrivent]. La deuxième, du temps de Stangl déjà, mais au début de son règne, fut encore une période de complet arbitraire où un SS pouvait choisir un homme pour le travail et une heure plus tard, cet homme était mort, expédié par un autre. La
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