Au Fond Des Ténèbres
rappelait avec précision que les détails de tout ce qu’elle avait si opportunément oublié. C’est tout à fait extraordinaire de constater combien les souvenirs des gens qui ont vécu en enfer – et cela s’applique, de manière différente, aussi bien à un homme comme Richard Glazar qu’à Stangl – sont demeurés intacts tandis que ceux des gens infiniment moins exposés se sont évanouis.
« Nous entrions alors dans la quatrième phase, dit Richard Glazar, et la vie s’était un peu améliorée. En partie je suppose parce que nous étions totalement conditionnés et en partie parce que nous avions plus de sécurité. Robert Altschuh avait entendu un SS raconter à Suchomel dans l’atelier des tailleurs que Stangl avait dit qu’on avait passé trop de Juifs à la casserole ; si les convois augmentaient à nouveau, avait-il ajouté, et si le camp reprenait de l’activité, il n’y aurait plus assez de travailleurs pour le faire marcher convenablement. Pour nous cela voulait dire qu’il était peu probable qu’ils supprimeraient le personnel expérimenté que nous formions. Mais c’est aussi que, l’esprit braqué sur la révolte, nous étions presque hystériquement vivants ; nous étions téméraires jusqu’à la folie.
« En juin, les rescapés du ghetto de Varsovie sont arrivés ; ils étaient terribles à voir, plus morts que vivants. Et en juillet il y eut quelques autres minables. »
D’après les dires de Richard Glazar et d’autres survivants, il ressort très clairement que les prisonniers attachaient une énorme importance à chaque mot et à chaque mouvement de Stangl ; et également que tout ce qu’il disait ou faisait affectait leur moral – leur moral étant ce qui les maintenait en vie.
Vous avez toujours dit que vous détestiez ce qui se passait. Ne vous aurait-il pas été possible, je vous le demande à nouveau, de donner quelque preuve de votre conflit intérieur ? ai-je demandé à Stangl .
« Mais ç’aurait été la fin, a-t-il dit. C’est pour ça précisément que j’étais si seul. »
Supposons un instant que ç’aurait été la fin, comme vous le dites. Il y avait quand même des gens en Allemagne qui défendaient leurs principes ; pas beaucoup, il est vrai, mais quelques-uns. Vous étiez dans une position très particulière ; il y en avait à peine une douzaine comme vous dans le IIIe Reich. Ne pensez-vous pas que si vous aviez trouvé en vous cet extraordinaire courage, ça aurait eu un effet sur vos subordonnés ?
Il a secoué la tête. « Si je m’étais sacrifié, a-t-il dit lentement, si j’avais rendu public ce que je ressentais, et si j’étais mort… cela n’aurait rien changé. Pas un iota. Tout aurait continué de la même manière, comme si rien n’était arrivé, même pas moi. »
Je le crois aussi. Mais même ainsi, n’avez-vous pas idée, que quelque part en profondeur ça aurait pu changer l’atmosphère du camp, que ça aurait donné du courage à quelques autres ?
« Non, même pas. Ça aurait fait une minuscule ride, pendant une fraction de seconde – c’est tout. »
À l’époque, quelle était à vos yeux, la raison de ces exterminations ?
Sa réponse fut immédiate : « L’argent des Juifs. »
Vous ne parlez pas sérieusement ?
Il a été abasourdi par mon incrédulité.
« Mais naturellement. Avez-vous quelque idée des sommes fantastiques qui étaient en cause. C’est avec ça qu’on achetait l’acier suédois. »
Mais… ils n’étaient pas tous riches. 900 000 Juifs au moins ont été tués à Treblinka – plus de 3 millions en tout sur le sol polonais, tant qu’ont duré les camps de concentration et d’extermination. Il y en avait des centaines de mille venus des ghettos de l’Est qui n’avaient rien…
« Personne n’avait rien. Tout le monde avait quelque chose », a-t-il répliqué.
[Richard Glazar a dit : « Même ceux de l’extrême est de la Pologne, les plus pauvres, apportaient quelque chose. Je me souviens du travail sur leurs vêtements : ils portaient des tuniques matelassées, tout à fait comme les coolies chinois. Elles étaient ignobles à manier, pleines de vermine – blanches de lentes aux coutures. Une fois que j’étais en train d’en emballer une, quelqu’un m’a dit : “Attends.” Il l’a fendue et là, agglutinés dans le rembourrage, il y avait des douzaines et des douzaines de billets de cent dollars. Un autre jour, un SS
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