Au Fond Des Ténèbres
Mais vous n’avez qu’à regarder comme va le monde : vous ne croyez pas qu’il faudra en arriver un jour à quelque chose de ce genre ? » En fait, Stangl m’a semblé plus affecté intellectuellement et émotionnellement par la question de l’euthanasie que les autres avec qui j’ai parlé, directement impliqués dans le Programme.
Vous m’avez dit au début que vous avez eu des scrupules et que vous avez beaucoup débattu la question de la légitimité ou non du Programme d’euthanasie. Pourriez-vous développer ?
« Voyez-vous, dit-il, si étrange que ce soit, on pouvait parler plus librement à Hartheim qu’à Linz. Naturellement, nous ne pouvions rien dire aux gens de l’extérieur, mais entre nous, nous discutions sans cesse du pour et du contre. »
Et vous êtes arrivé à vous convaincre que vous étiez impliqué dans quelque chose de légitime ?
« Oh ! pardon… je n’étais pas « impliqué » à proprement parler, dit-il, avec vivacité. Pas impliqué dans l’exécution. »
Je reformulai ma question : Etes-vous arrivé à vous convaincre que ce qui se pratiquait était légitime ?
« Un jour, dit-il, j’ai dû faire une visite officielle dans une institution pour enfants gravement handicapés tenue par des religieuses… » (« Que diable allait-il faire dans ce genre d’endroit, a dit Allers, les hôpitaux ne le regardaient pas : son travail, c’était les certificats de décès. ») « Il entrait dans mes attributions, dit Stangl, de vérifier si les familles des malades avaient bien reçu ce qui leur revenait – après – les vêtements, tous les papiers d’identité, les certificats. J’étais responsable de la régularité des opérations. »
Quelle sorte de régularité ? Comment les familles étaient-elles averties ?
« Eh bien, on leur disait que le malade était mort d’une crise cardiaque ou quelque chose de ce genre. Et ils recevaient une petite urne contenant les cendres. Mais pour nos dossiers, je vous l’ai dit, il nous fallait recueillir ces quatre attestations, sans quoi ça… ça ne pouvait pas se faire. Dans le cas en question, la mère d’un enfant qui avait été amené dans cette institution avait écrit qu’on ne lui avait pas rendu une bougie dont elle avait fait cadeau à l’enfant peu de temps avant sa mort. C’est pourquoi je m’étais rendu là-bas : pour retrouver la bougie. Quand je suis arrivé, la mère supérieure que je devais voir était en haut dans une des salles de garde avec le prêtre et on m’a conduit à elle.
« Nous avons causé un moment puis elle m’a montré ce qui semblait un petit enfant dans un moïse. “Quel âge lui donnez-vous ?” a-t-elle demandé. Je ne savais pas. “Il a seize ans, a-t-elle dit. Il en paraît cinq, n’est-ce pas ? Il ne changera plus. Pourtant, ils n’en ont pas voulu !” (Elle parlait de la commission médicale). “Comment se fait-il qu’ils l’aient refusé ? “ » disait-elle. Et le prêtre l’approuvait d’un signe de tête. Elle continuait : “Il suffit de le regarder. Il n’arrivera jamais à rien, pour lui-même comme pour les autres. Comment peut-on refuser de le délivrer de cette misérable vie ?” J’ai vraiment été saisi, dit Stangl. J’avais devant moi une religieuse catholique, mère supérieure, et un prêtre. Et ils jugeaient que c’était bien. De quel droit me permettais-je, moi, de douter du bien-fondé de ce qui se pratiquait ? »
Si ces personnes savaient, dans cet hôpital psychiatrique, ce qui attendait leurs malades, c’est que d’autres devaient le savoir aussi : c’était donc une chose connue ?
« C’est la seule fois que j’ai entendu quelqu’un de l’extérieur en parler », répondit-il avec raideur.
D’après une lettre du 16 mai 1941, adressée par le tribunal du chef-lieu de Francfort au ministre de la Justice Gürtner (ou plutôt son directeur de Cabinet), le Programme d’euthanasie avait fini par être connu comme le loup blanc. À Hadamar, où se trouvait un des instituts, quand les enfants du pays voyaient passer un car aux rideaux tirés, ils criaient : “Encore une fournée pour la chambre à gaz…” « Les malades sont conduits à la chambre à gaz revêtus de chemises en papier, poursuit la lettre. Les cadavres sont introduits dans le four au moyen d’un tapis roulant et la fumée du crématoire est visible à des kilomètres à la ronde. La nuit, les spécialistes de Wirth,
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