Au Fond Des Ténèbres
l’encourager ou de le questionner, il commença immédiatement à parler de son arrivée en Pologne au début du printemps de 1942. Le ton était vif et assuré, il s’exprimait comme un observateur objectif, capable de décrire des événements macabres et terrifiants avec à la fois du sentiment mais aussi de l’aisance et même un certain détachement.
« Nous étions vingt à voyager ensemble, dit-il, tous de la Fondation. J’avais la direction. »
Et aucun de vous ne savait ce qui l’attendait en Pologne ?
« Plus tard j’ai découvert que trois ou quatre d’entre nous le savaient, mais à ce moment-là, ils n’ont rien dit, ils ont tenu leur langue.
« Je me suis présenté au quartier général SS à Lublin, poursuivit-il, dès mon arrivée. C’était très étrange. Le quartier général SS était dans la caserne Julius Sehreck, une sorte de palais au milieu d’un grand parc. Quand j’ai donné mon nom à la porte, on m’a fait traverser le bâtiment pour me conduire dans le parc. On m’a dit que le général me recevrait là. » [C’était le général de division Odilo Globocnik, qui dirigeait l’extermination des Juifs en Pologne, et qui se suicida le 6 juin 1945, sur le point d’être arrêté par une patrouille britannique, en Carinthie.]
« C’était un beau jour de printemps, se rappelait Stangl. L’herbe était très verte, les arbres bourgeonnaient et partout on voyait les premières fleurs. J’ai trouvé là Globocnik seul, assis sur un banc à une dizaine de mètres du bâtiment auquel il tournait le dos. Au-delà des pelouses et des arbres la vue qu’on avait sur les maisons dans le lointain était ravissante.
« Le général m’a accueilli cordialement. “Asseyez-vous”, me dit-il, en tapotant la place à côté de lui. “Dites-moi tout sur vous. “ »
[Une fois de plus Stangl était retombé dans le langage provincial autrichien qu’alors, sauf pour parler de sa femme, il avait l’habitude d’employer quand il rapportait des conversations ou décrivait des événements particulièrement troublants.] « Il a voulu tout savoir de ma formation dans la police, de ma carrière, de ma famille, tout. Je me rendais compte que c’était une sorte de test pour vérifier si j’étais réellement capable d’effectuer la mission qui me serait confiée, quelle qu’elle soit. »
Bien entendu, vous avez mentionné votre travail dans le Programme d’euthanasie ?
« J’ai dit que j’avais été attaché à la Fondation des Institutions hospitalières », dit-il sèchement.
Qui d’autre était là ?
« Je n’ai vu personne. Le parc semblait désert également. Tout était calme et très beau. Quand j’ai eu fini, il m’a dit que je n’ignorais sûrement pas que l’armée venait de subir quelques graves revers à l’Est. Les SS devaient fournir leur aide. On avait décidé, me raconta-t-il, d’ouvrir un certain nombre de camps d’approvisionnement pour rééquiper les troupes sur le front. Il me dit qu’il avait l’intention de me confier la construction d’un camp appelé Sobibor. Il appela un aide de camp qui devait se cacher quelque part par là, pour lui demander d’apporter les plans. »
Sur le banc ?
« Oui. » Il hocha la tête. « C’était vraiment très curieux.
Les plans apportés, il les a déroulés sur le banc entre nous deux et par terre devant nous. Ils représentaient un camp : baraques, voies ferrées, barrières, portes. Certains bâtiments – c’étaient des bunkers – étaient barrés à l’encre rouge. « Ne vous occupez pas de ceux-là, dit-il, consacrez-vous d’abord au reste. Ça a démarré, mais on y a mis des Polonais. Ça va si lentement qu’ils ont dû s’endormir. Ce qu’il faut c’est un bon organisateur et je pense que vous êtes l’homme qu’il nous faut. « Ensuite il me dit que les dispositions étaient prises pour que je gagne Sobibor le lendemain – C’est tout. »
Combien de temps a duré cette conversation ?
« Environ trois heures. »
Et durant ces trois heures – sur ce banc dans le parc – a-t-il fait allusion à la destination réelle de Sobibor ? A-t-il parlé des Juifs ?
« Pas un mot. Je n’avais aucune idée. Il m’avait demandé si j’avais envie de rencontrer Christian Wirth. Mais je lui ai dit : “Mon général, je m’excuse de vous parler ainsi, mais Wirth et moi nous ne voyons pas les choses de la même façon. J’aime autant ne pas le
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