Au Fond Des Ténèbres
juste à la tombée de la nuit. À un moment, alors que nous roulions au bord d’un long ravin, la terre me parut se mouvoir étrangement. Des mottes se soulevaient comme animées d’un mouvement propre – et il y avait de la fumée : on aurait dit un terrain volcanique à faible activité ; comme s’il y avait eu de la lave en fusion juste au-dessous du sol. Blobel se mit à rire, fit un large geste du bras, d’arrière en avant, parallèlement au ravin – le ravin de Babi Yar – et dit : “Ici reposent mes 30 000 Juifs [39] . “ »Quelques mois après cet incident, Hartl eut, ou simula, une dépression nerveuse ; d’abord hospitalisé à Kiev, il partit ensuite pour six mois dans une maison de convalescence de la région. Rentré en Allemagne et sur sa demande, il fut dispensé de service actif, même administratif, dans la SS [40] .
Mais en dépit de son atroce efficacité en Russie, la fusillade fut bientôt rejetée comme insuffisante pour mener à bien ce que Himmler avait appelé « l’immense tâche à accomplir » en Pologne. C’était aussi trop dangereux du fait que trop de soldats allemands de la Wehrmacht devaient y être impliqués.
Il fallait trouver de nouvelles techniques et c’est là que le personnel spécialisé dans l’euthanasie (quelques-uns, bien sûr, ayant déjà été engagés dans ce « travail » en Russie) trouva un nouveau rôle.
Ce qui fut très différent, et d’une horreur sans précédent dans le génocide des Juifs entrepris par les nazis, c’est la conception et l’organisation des « camps d’extermination ». Même aujourd’hui, il règne encore une méconnaissance générale sur la nature de ces installations très spéciales, au nombre de quatre seulement [41] , toutes en Pologne occupée et toutes prévues pour une durée limitée.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces camps d’extermination ont souvent été confondus dans les esprits avec les « camps de concentration », dont il existait réellement des douzaines, disséminés sur tout le territoire de la Grande Allemagne et de l’Europe occupée et qui ont été le thème principal des romans et des films.
Deux raisons principales expliquent la confusion persistante entre ces deux sortes d’installations : la première est que le nombre de survivants des camps d’extermination est épouvantablement réduit et que ceux-ci n’étaient naturellement pas disposés ni à formuler ni à revivre leurs abominables expériences. La seconde raison – de loin la plus subtile – est la réticence générale à affronter le fait que ces lieux ont réellement existé.
Il y a une confusion du même ordre – dans le sens où l’une des notions peut, à la limite, être plus acceptable qu’une autre – entre « crimes de guerre » et « crimes nazis ». (Bien que le contresens sur ces deux termes ou leur fausse application aient été de loin plus délibérés et motivés politiquement.) À la vérité, les « crimes nazis » (crimes NS, terme allemand), bien que leur exécution ait été facilitée par la guerre, ont des origines qui n’ont rien à voir avec la guerre.
Dans Mein Kampf, écrit en 1923, Hitler s’était déjà engagé dans la conception d’une Europe nouvelle basée sur des théories raciales selon lesquelles la totalité de l’Europe de l’Est devait devenir « une population serve » au bénéfice des « races supérieures » (en plus de l’Allemagne : la Scandinavie, la Hollande, une partie de la France, la Grande-Bretagne). Même s’il n’y avait pas eu la guerre, ou si l’Allemagne l’avait gagnée après la chute de la France en 1940, les conditions dans lesquelles ce programme pouvait être mené à bien auraient été forcément créées. On aurait de toute façon trouvé nécessaire de tuer ou au mieux de stériliser tous ceux qui étaient susceptibles de résister en Europe orientale : les intellectuels et l’élite sociale et religieuse. Les enfants de race « pure » cependant auraient été envoyés en Allemagne dès le premier âge et élevés par des parents adoptifs allemands ou dans des institutions allemandes. Cette phase particulière reçut un commencement de réalisation durant la guerre, quand 200 000 enfants polonais furent enlevés de force à leurs parents. Un grand nombre d’entre eux retournèrent en Pologne en 1945-1946 grâce aux efforts de l’UNRRA mais beaucoup ne furent pas retrouvés [42]
La
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