Au Pays Des Bayous
deux ans plus tôt, sept femmes et une demi-douzaine d'enfants, ne souhaitaient que survivre le plus commodément possible en attendant de trouver le moyen de rentrer en France ou de gagner le Canada.
Après un temps de repos, M. de La Salle réussit à décider seize compagnons à se lancer une nouvelle fois avec lui à travers forêts et rivières vers l'est où, cela était maintenant confirmé par des témoignages d'Indiens, on ne pouvait manquer de rencontrer le Mississippi. Ces gens, qui erraient depuis bientôt deux ans dans la région côtière que constituent aujourd'hui les comtés texans de Calhoun, Jackson, Matagorda, Wharton et Brazoria, quittèrent le fort Saint-Louis le 12 janvier 1687. On peut imaginer, malgré la rusticité de ces aventuriers, que ceux qui partirent comme ceux qui restèrent eurent le sentiment qu'il s'agissait du voyage de la dernière chance. Plus tard, Joutel se souviendra de ce jour en rédigeant son Journal historique du dernier voyage que feu M. de La Salle fit dans le golfe du Mexique pour trouver l'embouchure et le cours de la rivière Mississipi 14 . On se sépara « d'une manière si tendre et si triste, qu'il semblait que nous avions tous le secret pressentiment que nous ne nous reverrions jamais ».
Le héros assassiné
On se mit en route avec, cependant, un certain optimisme. Une partie de l'itinéraire avait déjà été parcourue lors de la précédente randonnée, des tribus indiennes amies et connues offraient des relais sûrs et, pour la première fois, on se déplaçait avec cinq chevaux chargés de vivres et de bagages. Enfin, la colonne rassemblait, avec les meilleurs, les plus risque-tout : le frère abbé et les deux neveux de M. de La Salle, Crevel de Moranger et Cavelier, qui avaient donné des preuves de leur résistance et de leur courage, Henri Joutel, le père Anastase Douay, le chirurgien Liotot, Duhault le marchand, Hiens, un aventurier wurtembourgeois rencontré à Saint-Domingue, luthérien sachant le latin et les mathématiques, James qui se disait anglais, personnage au passé mal défini, Tessier, le pilote de la Belle , qui n'avait plus de bateau, Ruter, marin breton prompt à lutiner les Indiennes, le jeune fils de la veuve Talon, un garçon nommé Marle qui faisait volontiers précéder son nom d'une particule sans doute usurpée, un certain Barthélemy, boute-en-train parisien, Larchevêque, valet de Duhault, Saget, valet de M. de La Salle, et le fidèle Chaouanon Nika, sur lequel on pouvait compter pour améliorer l'ordinaire avec du gibier.
Parmi ces hommes se cachaient des assassins, mais cela, M. de La Salle l'ignorait.
Tout alla relativement bien jusqu'au 15 mars, date à laquelle la colonne arriva dans une région plus humide où de nombreux cours d'eau rendaient la progression des hommes et des chevaux difficile. Il s'agissait d'un territoire habité par les Indiens Ceni et que l'on situe aujourd'hui à une centaine de kilomètres au nord de la baie de Galveston, entre les fleuves San Bernard et Brazos. La troupe se scinda en plusieurs équipes, dont une fut chargée de chasser pour assurer la subsistance de tous. Si l'on en croit Joutel et les autres chroniqueurs, c'est pour une question d'os à moelle qu'une dispute survint au cours d'un repas. Cavelier de La Salle, qui présidait à la distribution des parts, réservait toujours, disaient certains, les meilleurs morceaux à ses neveux. Or Duhault, s'il admettait que l'on avantageât le jeune Cavelier, âgé de dix-sept ans, refusait de considérer comme prioritaire Crevel de Moranger, à qui M. de La Salle déléguait souvent une part de ses responsabilités. Le négociant rouennais détestait ce garçon au sang vif, sûr de lui, qui, ayant un jour pris l'initiative d'ouvrir le feu sur des Indiens, avait déclenché une bagarre inutile où deux Français avaient péri. Il lui reprochait surtout de ne pas l'avoir attendu le jour où il était resté en arrière pour réparer ses mocassins, s'était égaré et avait erré seul pendant trois semaines avant de retrouver le chemin du fort. Enrichi par le négoce colonial, Duhault avait sans doute l'habitude, à Rouen, de voir ses avis écoutés avec déférence par les bourgeois, d'être obéi avec docilité par ses commis, servi avec respect, et peut-être obséquiosité, par ses valets. L'argent incite facilement les boutiquiers et les petits esprits à surévaluer leurs mérites et à magnifier leur personne. Or, non
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