Au Pays Des Bayous
pouvait donc espérer tirer de la Louisiane que de l'indigo, un peu de tabac, de l'huile de noix, peut-être de la soie, des peaux de castor, de chevreuil et de bison et la toison « des bœufs appelés caribous [sic] , dont la laine aussi fine que celle de la vigogne est propre à faire des chapeaux et des draps ». Pour un grand brasseur d'affaires, ces bagatelles n'offraient que peu d'intérêt et Crozat clamait partout qu'il avait jusque-là avancé trois cent mille livres, en pure perte, à la colonie.
La vraie raison qui détermina le financier à se désister fut ce que nous appellerions aujourd'hui un redressement d'impôts. Louis XIV avait laissé les caisses vides et la situation financière du pays relevait de la banqueroute. Pendant les quatorze dernières années du règne du Roi-Soleil, les frais de guerre et les dépenses civiles avaient atteint la somme fabuleuse de deux milliards huit cents millions. Dans le même temps, les rentrées n'avaient pas excédé huit cent quatre-vingts millions. Il avait fallu emprunter. Maintenant, il fallait rembourser les emprunts. Or la plupart des Français étaient si pauvres qu'ils ne pouvaient plus payer l'impôt. Au cours de l'hiver, des gens étaient morts de froid ou de faim. C'est pourquoi le conseil de Régence avait créé une Chambre de justice qui devait faire rendre gorge à ceux qui, depuis 1689, avaient commis des malversations ou négligé de payer leurs impôts. La Chambre de justice ayant examiné les comptes de M. Crozat le taxa de six millions six cent mille livres ! Mortifié d'être ainsi mis au rang des aigrefins ordinaires, le financier refusa d'investir plus longtemps en Louisiane et présenta sa note. On lui devait un million deux cent quatre-vingt-dix-huit mille livres. À la mise de fonds initiale, qui, on le sut plus tard, n'avait pas dépassé cent cinquante mille livres, Crozat ajoutait le manque à gagner occasionné par l'immobilisation de capitaux qu'il aurait pu placer ailleurs, les intérêts des sommes gelées et l'indemnité qu'on lui devait à partir du moment où il renonçait aux dix années de privilège restant à courir et qui auraient dû lui rapporter soixante-quinze mille livres par an ! Dans le traitement des affairistes illicitement enrichis, les ministres des Finances ont toujours eu un faible pour la transaction qui rapporte sans fâcher et évite une mauvaise publicité sur les fortunes précipitées. Le Régent s'inspira de ce principe, toujours en vigueur, et, en 1718, Antoine Crozat vit son redressement de six millions de livres diminué de deux millions de livres représentant les indemnités que les finances publiques reconnaissaient lui devoir. Ainsi, la Louisiane ne fut pas, pour le fils du cocher toulousain, une si mauvaise affaire !
Dès le 13 janvier 1717, le conseil de Marine avait déchargé Crozat de son fardeau colonial. Bien que persuadé qu'il faut soutenir l'établissement de la Louisiane, le conseil « croit que c'est une entreprise trop considérable pour qu'un seul particulier en demeure chargé. S'il ne convient point au roi de s'en charger lui-même, attendu que Sa Majesté ne peut entrer dans tous les détails du commerce qui en sont inséparables, qu'ainsi ce qu'on peut faire de mieux est de choisir une compagnie assez forte pour soutenir cette entreprise ». Un homme qui, depuis 1715, avait la confiance du Régent était tout prêt à prendre la suite de Crozat, son voisin de la place Vendôme, pour qui il n'avait guère de sympathie. Il se nommait John Law. C'est ainsi que se croisent les destins des financiers.
Un jeune homme fort en maths
L'homme qui allait relever le défi, lancé puis éludé par Antoine Crozat, de faire de la Louisiane une colonie productive de richesses était d'un type tout différent de celui du marchand-marquis, créancier de Louis XIV. Antoine Crozat, courtisan parvenu de la deuxième génération, confortablement installé dans la haute finance, ne laisse rien au hasard ; John Law, précurseur du dirigisme, considéré par les plus objectifs de ses contemporains comme « un honnête aventurier », voit la vie comme une très excitante partie de pharaon.
Même si le nouveau venu, joueur chanceux, spéculateur inventif, affairiste rusé, allait utiliser, pour inciter le public à financer l'aventure louisianaise, des méthodes de propagande fallacieuses, parfois comparables à celles de certains promoteurs de notre temps, même si une
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