Au pied de l'oubli
seule.
— Julianna... Il faut qu’on parle.
Soudain, elle se sentait engoncée dans sa robe. Elle n’avait plus la taille
fine... Ses bras étaient trop dodus et mous... Elle était ridicule comme ce
porte-clés clinquant qu’elle avait jeté...
— Viens, lui dit Yves en l’entraînant vers l’orée du bois où un talus de sable
formait une petite alcôve.
L’endroit apportait l’intimité qu’Yves désirait. Couché de
travers, un tronc d’arbre magnifiquement ouvragé par l’eau et le vent servirait
de siège au couple. Ce tronc, il avait été coupé, sans ménagement, jeté dans une
rivière en amont, charroyé par des draveurs. Il avait raté sa tentative
d’évasion et avait sombré, dormant dans le lit du lac... oublié... avant de
ressurgir, nu... et de renaître en sculpture de bois, offrant ses stigmates et
sa beauté inimitable aux regards avertis.
Du bout des orteils, Julianna jouait distraitement dans le sable. Yves ramassa
une petite branche morte et traça des arabesques sans signification. Après une
hésitation, il se lança.
— Julianna, je m’excuse pour hier... J’ai perdu patience. Tu continues à écrire
tes chroniques, c’est ben certain. Je ne peux pas me passer du courrier de
Bella.
— Charmant propriétaire de journal s’éprend d’une femme mariée... Tu t’es
inventé toute cette histoire... comme moi je m’en suis raconté aussi. La vie,
c’est pas un courrier du cœur, Yves.
Yves jeta son bâton et se releva :
— Je me suis excusé, Julianna ! Il faut que tu comprennes ! C’est une femme
comme toi dont j’ai besoin à mes côtés, termina-t-il en revenant s’asseoir près
d’elle afin de lui prendre les mains entre les siennes.
— Ton mari ne te mérite pas... ajouta-t-il.
— Arrête de me répéter cela.
— Mais je le pense !
— Tu m’as mise sur un piédestal, Yves. Je ne sais pas pourquoi, mais tu as
décidé de m’élever au rang de femme parfaite.
— Tu l’es...
— Tu mens. François-Xavier m’a connue sous toutes les coutures. Malade, grosse
de neuf mois, les cheveux sales, enpantoufles, en bigoudis...
jamais il ne m’a fait sentir moins jolie... au contraire. Dans ses yeux, jamais
je n’ai vu ce que les tiens m’ont montré tout à l’heure, jamais !
— Julianna, qu’est-ce que tu racontes ? Moi, je te couvrirais de colliers de
perles, de diamants, de manteaux de fourrure l’hiver... énuméra-t-il en devenant
de plus en plus pressant, essayant de la bécoter dans le cou.
Julianna le repoussa gentiment et lui dit avec la tendresse d’une amie de
longue date :
— Toi, tu ne me donnerais pas rien qu’un porte-clés certain...
— Viens avec moi en Floride, tu n’imagines pas comment je vais te gâter.
Debout, non loin d’eux, Julianna aperçut son mari. Depuis quand se tenait-il
là, immobile, à les épier, elle et son patron ? Elle tressaillit. Tous les
traits de François-Xavier exprimaient la souffrance de les surprendre ainsi.
Yves ne se rendit compte de rien. De nouveau, il essaya d’embrasser la femme
qu’il aimait tant, qu’il désirait tant...
Livide, François-Xavier tourna les talons. Reprenant ses esprits, fermement,
Julianna repoussa son patron.
— Ça suffit, Yves !
— Tu es mariée, je le sais, mais...
Bouleversée, Julianna se releva, secoua le sable de sa robe.
— Julianna, je t’aime pour vrai, moi ! lui dit Yves avec emphase.
Les larmes aux yeux, ne cessant de fixer l’endroit où son mari avait disparu,
elle répondit, tout bas :
— Aimer pour vrai... c’est avoir encore plus mal que l’autre quand il souffre
par ta faute...
Elle prit une grande inspiration, releva la tête et ajouta d’un ton sans
équivoque :
— Je ne viendrai plus travailler au journal.
Ahuri, Yves la regarda.
— Julianna… murmura-t-il.
— Je suis sérieuse, Yves. C’est allé trop loin. Il n’y aura jamais rien entre
nous deux.
Il sut que plus rien n’était à espérer. Acceptant la défaite, il dit
tristement :
— Tu remercieras nos hôtes pour moi. Je vais passer par le bois pour retourner
à ma voiture.
— Yves, attends !
— Quoi ?
— Nous resterons amis ?
— Je ne sais pas si je pourrai…
— Bella dirait que le temps va tout arranger...
— Tu l’as dit tantôt, Julianna : la vie n’a rien à voir avec un courrier du
cœur...
Chapeau garda longuement
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