Au pied de l'oubli
responsabilités. On ne peut pas vivre de l’air du temps.
Par son aveuglement, à quels sacrifices avait-il contraint Mélanie ? De la main,
il caressa le bois verni de La Joséphine. Aujourd’hui, il réalisait qu’il
avait navigué pour fuir… fuir cette peur qui le poignait au ventre, l’empêchait
de bien respirer, lui enlevait le sommeil. Cette peur née de l’intolérable
souvenir de ce damné feu… et qui avait grandi à chaque nouveau coup dur de la
vie. Cette peur qui lui susurrait à quel point il était fragile, vulnérable…
Être sur la mer, c’était étourdir son esprit, le centrer sur la tâche à
accomplir. Le moment présent devenait sa seule réalité. Le tangage, les vagues,
les clapotis… Il s’était laissé bercer par l’océan, le dos tourné aux falaises
de roc, voguant au large. Pierre prit une profonde inspiration. Il ne pouvait
plus fuir. La veille, quand il avait rejoint Mélanie, il n’avait pas voulu la
déranger. Ce matin, il devait lui faire part de sa décision. Il enjamba la coque
de La Joséphine et avec précaution redescendit l’échelle de bois qu’il
avait empruntée afin d’escalader le bateau qui resterait, dorénavant, hors de
l’eau.
Mélanie se recroquevilla et se remit à pleurer. Elle se sentait si misérable !
Et Pierre qui l’abandonnait et la laissait seule ! Elle avait fait confiance à
son mari. Il lui avait promis une vie merveilleuse ! Allons, elle était injuste.
Elle devait retrouver son calme. Cela ne lui ressemblait pas, cet accès de
colère. Tout doucement, elle se leva du lit. Son fils Dominique allait bientôt
la réclamer. Elle ne voulait pas lui offrir un visage triste. Malgré qu’hier
soir, Julianna lui ait gentiment proposé de prendre soin de la maisonnée, elle
ne désirait pas rester enfermée dans sa chambre. À sa grande surprise, la mère
deson mari s’était avérée compatissante et sa présence lui
avait été précieuse. Sous la lucarne, Mélanie avait disposé une petite table
carrée et une vieille chaise cannée. Cela lui servait de coiffeuse et de
secrétaire. Sur le dessus traînait la dernière lettre de sa cousine Jeanne-Ida,
à laquelle elle s’était promis de répondre rapidement. Les deux femmes tenaient
une correspondance assidue. À Normandin, elles avaient été élevées pratiquement
ensemble. Quelques années après son mariage avec Pierre, Jeanne-Ida lui avait
annoncé qu’elle aussi allait convoler et avec nul autre que le cousin de Pierre.
Une cousine qui marie un cousin ! s’était-elle amusée à lui écrire. Ensuite,
elle avait eu un fils, presque du même âge que Dominique et, pour couronner le
tout, Jeanne-Ida était enceinte exactement du même nombre de mois qu’elle en ce
moment. Cet hiver, seule Jeanne-Ida accoucherait. Mélanie fit taire le sentiment
de jalousie qui l’envahit. Dans ses lettres, Jeanne-Ida n’avait de cesse
d’étaler son grand bonheur. Son mari était aux petits soins avec elle, l’argent
ne manquait pas, sa grossesse se déroulait sans complication. Sa cousine
flottait sur un nuage. Dans les siennes, Mélanie taisait sa mélancolie, sa
difficulté d’adaptation à ce pays rude et sauvage, son angoisse du prochain
hiver. Pendant qu’elle en avait le courage, Mélanie prit une feuille et un
crayon et commença à rédiger sa missive porteuse d’une bien triste
nouvelle…
Le rire du père de famille résonna. La mère s’impatienta.
— Jean-Marie, tu lui laisses passer n’importe quoi !
— Mais non…
— Parce que le prendre dans notre lit le matin, c’est pas lui donner de mauvais
plis, peut-être ?
Jean-Marie déposa son fils par terre. Bernard trottina vers le
chat, lové sur le fauteuil, excité d’aller jouer avec sa victime préférée. Ce
chat n’avait qu’à ne pas l’agacer en tortillant le bout de sa queue ! Si ce
n’était pas une invite à tirer dessus, c’était quoi ?
— J’essaie d’élever notre fils et toi tu le gâtes pourri, chicana
Jeanne-Ida.
Jean-Marie caressa le ventre de sa femme. Avec amour, il s’inquiéta de son
état.
— Ce nouveau bébé te fait pas trop la vie dure ?
— C’est de la petite gomme à côté de toi… répondit Jeanne-Ida.
— Sérieusement...
— J’ai un peu plus mal au cœur que lorsque j’attendais Bernard. C’est peut-être
une fille. Allez, laisse-moi, si tu veux
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