Au temps du roi Edouard
répéta-t-il.
— Partez avec moi. Je m’embarque la semaine prochaine, et je reviendrai en Angleterre dans deux ans. Partez avec nous et oubliez qui vous êtes, oubliez Chevron, oubliez vos menuisiers et vos forgerons, oubliez la société… Apprenez à regarder les choses d’un autre point de vue. C’est une occasion unique. Regardez-vous, suspendu au-dessus de l’abîme ; en bas, vous mourrez, mais ici, près de moi, vous respirerez et vous vivrez. Qu’allez-vous choisir ?
— Voulez-vous dire que, si je refuse, vous allez me laisser tomber ? demanda Sébastien.
Il n’avait pas peur ; il était curieux. Anquetil, dans l’état d’exaspération où il se trouvait, était capable de tout.
— Non ! dit Anquetil avec mépris, je ne vous laisserai pas tomber. Je n’irai pas jusqu’à commettre un assassinat pour l’amour d’une allégorie. Mais le résultat sera le même ; vous tomberez si vous refusez. En me penchant, je verrai une petite tache noire qui s’enfoncera en tourbillonnant et disparaîtra dans l’obscurité. Ce sera l’esprit de Sébastien, mort à jamais. Un corps vide me raccompagnera poliment à travers le labyrinthe des toits.
— Et vous me mépriserez ?
Anquetil ne répondit pas.
— Je ne peux pas, gémit Sébastien, après un long silence. Pourquoi ne m’avez-vous pas dit tout cela hier ? Hier, j’aurais pu vous écouter ; aujourd’hui, je ne peux pas. Vous me torturez inutilement. C’est trop tard.
— Quoi ! s’écria Anquetil. Alors, j’avais deviné juste ? Quelque chose vous est arrivé ? Je m’en suis douté toute la journée. Vous croyez, probablement, que vous êtes tombé amoureux.
— Je suis amoureux, dit Sébastien.
Anquetil se mit à rire.
— Quelle dégringolade, mon pauvre garçon !… Vous avez évidemment le génie du lieu commun. Je vois que je me suis trompé sur vous. Oubliez ce que j’ai dit.
Ils étaient là, face à face, hostiles et ridicules.
— Je n’ai vraiment pas de chance d’être entré en scène vingt-quatre heures trop tard… Puisque vous m’avez dit qu’hier vous auriez pu m’écouter, c’est que ce cataclysme vous a frappé la nuit dernière. Qu’est-il arrivé ? Une jolie femme est-elle entrée dans votre chambre ?… Était-ce…
— Taisez-vous ! hurla Sébastien, je ne supporterai pas…
— Naturellement !… dit Anquetil. J’oubliais que vous étiez un gentleman … Excusez-moi. Voyez-vous, je ne suis qu’un homme ordinaire, et je regrette de m’être livré à vous comme je viens de le faire, depuis une heure. Mais avouez qu’une de mes prophéties s’est déjà réalisée ; je vous ai dit que vous aurieztoute une série d’histoires d’amour, avec des femmes mariées. Vous venez d’en commencer une… La première, peut-être ? J’espère que vous y prendrez plaisir… J’espère que vous ne découvrirez pas trop vite la monotonie désespérante de ces sortes d’aventures. J’espère…
— Si on descendait, maintenant ? coupa Sébastien, d’un ton glacé.
— Mais comment donc, acquiesça Anquetil, je vous en prie, descendons…
1 En français dans le texte.
2 En français dans le texte.
3 En français dans le texte.
III
Sylvia
Anquetil quitta l’Angleterre, mais il partit sans Sébastien. Lucie oublia vite l’auteur de son dépit ou de ses regrets, mais elle remarqua que Sébastien avait changé ; quand elle lui demandait ce qui lui était arrivé, il lui répondait qu’elle pouvait tout mettre sur le compte de Léonard Anquetil. Lucie fut surprise et demeura sceptique car, si Anquetil avait eu quelque influence sur son fils, elle se serait sans doute manifestée tout autrement. Lucie aurait voulu que Sébastien lui fît des confidences, mais elle n’osait le provoquer, car il n’était pas de ces gens qu’on interroge. De plus, il devenait chaque jour plus indépendant et vivait à sa guise sans demander l’avis de personne. Lucie se lamentait, mais se réjouissait intérieurement de voir Sébastien se conduire comme les jeunes gens de son rang. Il avait choisi les amis qu’il fallait, les invitait à Chevron etles présentait à Viola ; il allait au bal, dansait avec les « beaux partis », organisait des fêtes sur la Tamise… Il conduisait l’auto la plus rapide, jetait l’argent par les fenêtres, était original, extravagant, déchaîné… Enfin, il avait le bon sens de ne pas se marier, bien que toutes les mères de
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