Au temps du roi Edouard
partir avec lui pour étudier les mammouths. Nous avons trouvé des fossiles sur lesrives glacées des rivières, et comme nos recherches ont eu quelque succès, je n’ai jamais, depuis, manqué d’emploi. Vous en savez assez sur mes diverses entreprises pour que je vous en épargne le récit. Je voulais seulement marquer la différence qu’il y a entre nos deux vies.
— Permettez, dit Sébastien. Je suis en ce moment à Oxford, là où vous étiez il y a vingt-deux ans. Comment savez-vous ce que sera ma vie quand je l’aurai quitté ?
Anquetil éclata de rire :
— Mon cher enfant, votre vie a été tracée le jour de votre naissance. Vous êtes allé dans une école préparatoire, puis à Eton, puis à Oxford ; maintenant, vous entrerez dans les Gardes. Vous aurez beaucoup d’histoires d’amour, la plupart avec des femmes du monde mariées ; vous fréquenterez les maisons dont on parle ; vous aurez un rôle à la cour ; vous porterez un uniforme blanc et rouge, qui vous ira très bien ; vous serez courtisé et persécuté par toutes les mères de Londres. Un jour, vous vous fiancerez à une jeune personne qui sera jugée digne de votre rang et de vous-même ; vous vous marierez dans votre chapelle, et l’évêque d’ici viendra officier ; vous engendrerez un héritier et plusieurs autres enfants ; vous prendrez alors l’habitude de tromper votre femme et elle en fera autant ; vous le saurez tous deux, et tous deux, en raison de votre éducation, vous conviendrez tacitement d’ignorer vos infidélités respectives ; vous ferez parfois un discours à la Chambre des lords ; on vous donnera la Jarretière ; vous enverrez vos fils dans une école préparatoire, à Eton, à Oxford, auxGardes ; après dîner, vous parlerez du socialisme et de l’évolution de la démocratie. Cela vous ennuiera, sans vous préoccuper outre mesure. Le 12 août, vous irez dans le Nord chasser le coq de bruyère ; le 1 er septembre, vous reviendrez dans le Sud chasser la perdrix ; le 1 er octobre, vous chasserez le faisan. Votre photographie paraîtra dans les journaux ; on vous y verra appuyé sur votre canne, avec vos deux chiens ; vous célébrerez vos noces d’or ; vous porterez un éperon ou un casque au prochain couronnement ; vous commencerez à vous demander si votre fils (qui aura cinquante et un ans) souhaite votre mort ; vous lui rendrez enfin le service de mourir, et votre cercueil sera conduit jusqu’au caveau de famille sur une charrette de paysans, suivi de vos serviteurs et de vos fermiers. Et pendant toutes ces longues années, vous n’échapperez pas à Chevron.
— Mais je ne veux pas échapper à Chevron, dit Sébastien.
— Non, dit Anquetil, changeant légèrement de position, vous ne voulez pas échapper à Chevron. Vous croyez que vous l’aimez, que vous êtes heureux de vous en occuper, mais, en réalité, vous êtes sa victime. Un domaine comme Chevron est un despote de la plus sinistre espèce ; il cache sa tyrannie sous le masque de l’amour. Voulez-vous savoir ce qu’un homme comme moi pense d’un endroit comme Chevron ? Il me fascine, m’épouvante et me choque. Rappelez-vous que, moi, je sors d’un de ces cottages où j’ai toujours vu des familles entières vivre entassées et misérables. Ce n’est pas le contraste qui me choque. Ce n’est pas que vous employez cinquantedomestiques et pouvez choisir votre chambre parmi trois ou quatre cents chambres, alors qu’ailleurs, parents et enfants couchent dans le même lit. Non, c’est l’influence de cet état de choses sur votre personne. Vous n’êtes pas un être libre. Je vous accorde volontiers le bénéfice du doute. Je reconnais que, probablement, vous ferez votre devoir. Vous serez l’ami de vos fermiers, vous commanderez vos domestiques avec équité, vous présiderez des réunions, vous gagnerez le respect de vos égaux, – tout cela, lorsque vous aurez cessé d’être un jeune fou, mais vous serez mort, vous serez mort…
— Quelle éloquence ! fit Sébastien. J’avoue que vos sarcasmes me troublent. Mais avez-vous raison ? Il y a des vies moins belles…
— Et puis, poursuivit Anquetil, il y a un autre danger auquel vous ne pouvez guère échapper, c’est le poids du passé. Non seulement vous aimerez certains objets parce qu’ils sont vieux, mais, ce qui est plus grave, vous respecterez certaines idées et certaines institutions uniquement parce qu’elles ont été longtemps
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