Au temps du roi Edouard
heureux que Sébastien ait oublié les vingt-deux années qui les séparaient. Il aimait cette aventure et les risques qu’entraînerait le moindre faux pas. Il aimait l’enfantillage de Sébastien, quand il était loin de sa mère. Ils avançaient tous deux, Anquetil se refusant à reconnaître qu’il était moins agile que son compagnon, ou moins entraîné à ce genre d’exercice. Il s’agrippait des pieds et des mains pour monter, se laissait glisser pour descendre, complètement perdu au milieu de cet amas de cheminées, de créneaux, de pignons, et incapable de retrouver son chemin si Sébastien avait l’idée de disparaître et de le planter là jusqu’à l’aube. Sébastien ne se retourna pas une seule fois pour voir si son compagnon le suivait, Il escaladait, sautait, courait, comme possédé par le démon, ou comme s’il avait voulu mettre un homme à l’épreuve, méchant, cruel, implacable, moqueur. Anquetil avait toutes les peines du monde à le suivre, mais il se serait plutôt cassé le cou que de crier grâce.
C’était, maintenant, un duel entre eux : une simple espièglerie avait tourné en affaire d’honneur. Ou bien était-ce fuite et poursuite (les plus folles idées envahissaient le cerveau d’Anquetil, sous les étoiles) ? Sébastien le fuyait-il, secrètement averti de quelque complot ? Cherchait-il dans la maison un complice, dans la confusion des toits un refuge contre son agresseur ? Et, comme si Anquetil avait pensé tout haut, Sébastien lui cria par-dessus l’épaule :
— Vous ne m’avez pas encore attrapé.
Ce cri déchira l’obscurité et, l’instant d’après, Sébastien apparut à califourchon sur la crête du toit et fit signe à Anquetil de le rejoindre. Devant ce défi, Anquetil se mit à ramper, s’accrochant aux tuiles, et se rapprochant petit à petit de Sébastien ; celui-ci, éclatant de rire, reculait toujours, cherchant à l’entraîner à sa suite. Mais Anquetil était décidé à gagner la partie ; il savait que quelque chose d’extrêmement important dépendait de sa victoire. Alors, tout à coup, il vit Sébastien, qui, se sentant battu, se dressa sur ses pieds, chancela, puis glissa…
Anquetil l’attrapa au vol. Comment ? Il ne le sut jamais. Il l’attrapa et le tint suspendu au-dessus du gouffre noir.
— Eh bien, dit-il en scrutant le visage du jeune homme, maintenant, en tout cas, vous voilà à ma merci. Qu’arriverait-il si je vous laissais tomber ?
— Je m’écraserais, voilà tout, répondit Sébastien. Allons, relevez-moi. Allez-vous me laisser longtemps me balancer ainsi ?
— Cela dépend, dit Anquetil, en s’installant plus solidement.
Il tenait Sébastien par les deux poignets :
— Vous vous êtes joué de moi, mon jeune ami ; maintenant, c’est mon tour… Mais vous semblez parfaitement calme… Vraiment, le patricien peut affronter la mort avec dignité, – même une mort ridicule. Je vous en félicite.
— En tout cas, vous êtes un drôle de type, dit Sébastien.
— Un drôle de type ? Je vous jure que vous me semblez drôle aussi. Il y a mille choses que j’avais envie de vous dire. Voulez-vous que nous parlions ?
— Comme ça ?
— Non, pas comme ça.
Anquetil hissa Sébastien et ils s’assirent l’un en face de l’autre.
— Mais nous resterons ici, s’il vous plaît. Après tout, réfléchissez : le hasard de la naissance vous a donné sur moi beaucoup d’avantages, et il est juste que je profite de la seule occasion où nous soyons égaux. Vous avez la vie sauve et, moi, mon amour-propre est sauf. Je ne vous ennuierai pas. Je veux seulement vous parler de votre vie et de la mienne.
— Vous êtes un humoriste, évidemment, dit Sébastien, mais j’aime votre humour. Allez-y.
— Je suis un homme du peuple. Mon père possédait un petit bateau de pêche dans un village du Devonshire. Je voulais aller en mer, mais, au lieu de cela, on m’a envoyé à l’école, et j’ai eu le bon sens de ne pas m’enfuir. J’ai, comme vous le voyez, beaucoup de bon sens et d’esprit pratique ; j’ai travaillé dur, j’étais intelligent, j’ai gagné une bourse et je suis entré à Oxford. Pendant tout ce temps-là, je n’ai cessé de penser à la mer, mais j’ai eu la patience d’attendre et l’intelligence de ne pas mésestimer l’éducation. Quand je suis sorti d’Oxford, j’ai rencontré un homme qui préparait une expédition en Sibérie, et il m’a demandé de
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