Aventuriers: Rencontres avec 13 hommes remarquables
chevaliers. Avec un seul regret : que son pays si fier de ses glaciers, de ses lacs et de ses pâturages n’ait pas suffisamment pris conscience que son avenir comme celui du reste de la planète était tout entier enfoui dans les profondeurs des océans.
WALTER BONATTI
Une vie de vérité
A l’avant de la voiture, il n’y tient plus. Il est impératif qu’il sorte, coure et dévale en contrebas. Qu’il se rende compte, par lui-même, où est passé ce fichu chalet, point de rendez-vous fixé par son ami Ruggero, à quelques kilomètres du col du Petit-Saint-Bernard, au terme d’un chemin de campagne tout juste carrossable. Une seconde encore et son casque de cheveux blancs disparaît dans la pente. Deux nouvelles constructions, poussées là comme des champignons, ont momentanément masqué ses souvenirs, c’est du moins ce que trahissent ses lointains gestes de sémaphore. La jonction est rétablie, il ne le dit pas, mais le fait comprendre : pour pallier un trou de mémoire, pas de doute, une bonne paire de jambes est encore plus efficace qu’une carte d’état-major ou qu’un téléphone portable !
Walter Bonatti a soixante et onze ans, mais il est toujours allègre et entreprenant. Vigoureux comme une promesse, décidé comme un encouragement. Ses épaules sont fières, son regard résolu et son verbe à la fois choisi et mordant. Malgré son uniforme décontracté – chaussures souples, sweat-shirt marine, jeans délavés –, il ne faut pas très longtemps pour admettre que « l’élégance de grand seigneur » dont l’affublait Dino Buzzati au temps de ses croisades alpestres n’était pas qu’un mot de poète, mais une certitude que le poids des ans n’est pas parvenu à entamer.
Le phénomène dont on parle a cessé sa carrière d’alpiniste il y a près de quarante ans. Pour prodigieux qu’ils furent, ses exercices se sont échelonnés durant une quinzaine de saisons seulement. Malgré le succès, il a toujours renâclé à s’exposer, à se répandre, à se confesser. Au fil du temps, ses apparitions sur la scène publique sont devenues rares, ses interventions télévisées moins fréquentes encore et, depuis un certain temps déjà, il a rompu tout contact avec la presse, ou presque. Et pourtant. Dans le strict domaine de la montagne et par-delà les frontières de l’aventure tout entière, le bel Italien en impose toujours, en impose encore. Comme l’incarnation même d’un certain idéal, comme la personnification d’une rigueur qu’aucune compromission ne serait venue dévoyer, d’une intégrité qui, pour toujours, aurait refusé de baisser les bras.
En vertu de quel miracle ? Et de quelle vérité ? Au détour de la conversation – menée en français, avec les mêmes accents chantés que le regretté Marcello Mastroianni – Bonatti lâche quelques éléments de réponse. Celui-ci par exemple : « Mon idée de l’alpinisme ? C'est de m’approcher d’une montagne par mes propres moyens, de la gravir en toute intimité et de revenir chez moi en ne comptant que sur mes propres forces. » L'on imagine le jeune homme démuni qu’il fut, suspendu à un piton aussi longtemps que ses lointains héritiers s’attardent à avaler la totalité de la face. Sur lesquels l’intéressé n’aime ni gloser, ni philosopher, mais qui en cette après-midi l’incitent à proposer, sans en avoir l’air, ce parfait rébus en forme de solution provisoire : « La vie rêvée, et donc celle que j’ai eu la chance de mener en montagne, doit obéir aux mêmes principes que les trois états qui commandent le cours d’une rivière : la source (autrement dit la considération des expériences passées), le fil de l’eau (la beauté des choses) et le lit proprement dit qui se doit de prévenir les inondations (l’indispensable respect des règles préétablies). »
L'histoire, l’esthétisme, l’éthique : depuis sa première ascension sur le Campaniletto en 1948, avec une ficelle de chanvre usée pour tout viatique et un sac de pain percé de deux trous en guise de passe-montagne, jusqu’à la face nord du Cervin, conquise en 1965, en solitaire et en hiver, en l’espace de cinq jours et cinq nuits d’absolu sacrifice, Bonatti a toujours refusé de s’aventurer au-delà de ce triangle des Bermudes bien à lui, de ce cadre rigoureux, de ces préceptes d’airain qui constituent le socle même de ses convictions et de sa personnalité. Certains empêcheurs d’escalader en rond
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