Aventuriers: Rencontres avec 13 hommes remarquables
ont vu dans cette exclusive « le fanatisme du prophète » ou « l’obstination du maniaque ». Lui, imperturbable, déterminé, s’est contenté de grimper l’échelle de ses plaisirs et de lever les pouces au moment précis où sa raison avait choisi de le faire.
Ah ! ce fameux Cervin ! Cet Everest pour âme seule qui, aux yeux des ignorants, aurait dû introduire des surenchères encore plus déraisonnables, mais qui, pour lui, marquait bien le terme irréversible de sa quête. Une victoire comme un point final. Un triomphe comme un accomplissement. « Dès mes toutes premières expériences, je m’étais mis en tête de grimper grosso modo dans les mêmes conditions que les pionniers des années d’avant-guerre, et pendant toute ma carrière je ne me suis jamais écarté de ce principe. Lorsque je suis arrivé en haut du Cervin, je me suis dit que je ne pouvais rien entreprendre de plus fort avec cette même hypothèse de départ. Tout ce que je pouvais faire éventuellement c’était de me répéter, et, ça, je ne le voulais surtout pas. »
On peut subodorer quelque vanité à raisonner de la sorte, une fierté exacerbée, un égocentrisme maladif, mais planté là, avec pour toile de fond l’incomparable Mont-Blanc, l’aiguille de Peuterey, la dent du Géant et toutes ces merveilles de roches et de glace dont l’intéressé a fait son terrain d’éducation, on se persuade sans peine que l’énigme qui hésite à se livrer est autrement enthousiasmante à comprendre que les quelques poux dans la tête que toute ambition originale ne manque jamais d’insinuer. Si l’alpiniste modèle est si droit, si clair, si admiré, c’est que le regard qu’il porte sur le panorama qui l’entoure en ce parfait jour d’été, et donc tous les souvenirs qu’il inspire par la même occasion, est naturellement et indubitablement infaillible.
Question de fibre sans doute, mais aussi de racines. On ne le soulignera jamais assez : avant de se nourrir d’excellence, Bonatti a eu faim et ces abstinences ont contribué à ses appétits futurs. S'il parle si peu de sa jeunesse, s’il ne garde de son enfance que de « pâles visions » c’est que les premières années de sa vie ont été misérables, là-bas, du côté de Bergame, en une campagne privée de tout, hors l’illusion d’un pape ou d’un duce qui, plutôt que de donner, promettaient tous les deux beaucoup.
« Le Mont-Blanc m’a mieux éduqué que quiconque ! » Lorsque Bonatti assène cette vérité, il faut d’abord imaginer un jeune homme sans références ni repères, un égaré perdu au milieu des ruines de l’après-guerre, des règlements de comptes, et pis encore, témoin, sur la piazza Loretto de Milan, de l’acharnement de la foule sur les cadavres de Benito Mussolini et de Clara Petacci, sa maîtresse. « Je ne souhaite à personne de connaître les horreurs de cette succession de catastrophes, mais je dois le confesser : c’est ce contexte-là qui, par réaction, a donné un sens à ma vie. J’ai conscience du paradoxe de cette situation, mais c’est l’absolue vérité. Désillusionné, abandonné, j’ai dû mettre moi-même de l’ordre dans mes idées. Je n’ai jamais pris la montagne pour un “ professeur ”. La montagne est neutre, elle n’est ni bonne ni mauvaise, elle n’est qu’un tas de cailloux. Mais elle est aussi ce que l’homme veut bien en faire. Un révélateur, un miroir qui réclame beaucoup d’humilité avant que l’on parvienne à accepter l’image de soi qu’elle vous renvoie... »
Pour son bonheur, le candidat aux humanités à ciel ouvert est doté d’une constitution gaillarde, de muscles sûrs, de réflexes instantanés, hérités d’une pratique assidue de la gymnastique et, accessoirement, du ski de descente qu’il apprécie tout autant. Mais au-delà de la charpente, Bonatti s’est aussi façonné un caractère sans pareil, capable de supporter les privations, d’endurer le mal et, pourquoi ne pas l’écrire, de sublimer une hardiesse sans équivalent. Une « moelle », une « étoffe », que l’on comparerait volontiers à celle qui habitait ou protégeait les pionniers d’autrefois. Un goût pour l’ascèse et la rigueur qui lui a toujours permis d’appréhender les contrariétés sans crainte ni frustration.
Lorsqu’on lui demande quel est l’aventurier qu’il respecte le plus, Walter Bonatti n’hésite pas et désigne l’immense Fridtjof Nansen. Pourquoi? « Pour deux
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