Azteca
trop de difficulté.
A leur grande surprise, ils trouvèrent la victime des dieux encore en vie et
même consciente.
Passant inaperçu, dans l’excitation générale, je m’approchai et vis
l’homme coupé en deux. La partie supérieure de son corps, nue et couverte de
sueur, était intacte. La taille était complètement aplatie, si bien que le
torse ressemblait un peu à une herminette ou à un burin. La pierre l’avait à la
fois entièrement sectionné et soigneusement refermé la blessure, aussi il n’y
avait pas une goutte de sang. On aurait dit une poupée de chiffon coupée en
deux, puis recousue. La partie inférieure, toujours revêtue du pagne, gisait
plus loin, propre et bien refermée, mais les jambes étaient légèrement
contractées et cette moitié de corps urinait et déféquait copieusement.
L’affreuse blessure avait si bien tué ses nerfs coupés, que l’homme
n’éprouvait aucune douleur. Il leva la tête et regarda, avec un peu
d’étonnement, ces deux moitiés de lui-même. Pour lui épargner ce spectacle, les
autres l’emportèrent rapidement et tendrement – sa partie supérieure – à
quelques pas de là et l’allongèrent contre le mur de la carrière. Il plia les
bras, ouvrit et referma les mains, tourna la tête de tous côtés, et dit d’un
ton solennel : « Je peux encore bouger et parler, je vous vois tous,
camarades. Je peux tendre le bras, vous toucher et vous sentir. J’entends le
martèlement des outils. Je sens la poussière acre de la chaux. Je vis toujours.
N’est-ce pas merveilleux ? »
— Bien sûr, dit mon père, d’un ton bourru. Mais pas pour
longtemps, Xicama. Ce n’est pas la peine d’envoyer chercher le médecin. C’est
un prêtre qu’il te faut. Tu veux un prêtre de quel dieu, Xicama ? »
L’homme réfléchit un moment. « Bientôt, j’irai saluer tous les
dieux réunis, quand je ne pourrai plus rien faire d’autre. Mais pendant que je
peux encore parler, j’aimerais bien causer à Mangeuse d’ordures. »
La requête fut relayée jusqu’au sommet de la carrière et de là, un
messager courut chercher un prêtre de la déesse Tlazolteotl, ou « Mangeuse
d’ordures ». En dépit de son vilain nom, c’était une déesse très
compatissante. C’est à elle que les mourants confessaient leurs péchés et leurs
mauvaises actions – et souvent aussi, les vivants, quand ils étaient
particulièrement chagrinés et déprimés par ce qu’ils avaient fait – pour
qu’elle les avale et qu’ainsi ces péchés disparaissent comme s’ils n’avaient
jamais existé. Ils ne seraient pas mis au compte du mort et ne viendraient pas
hanter sa mémoire, quel que fût l’au-delà auquel il était destiné.
En attendant le prêtre, détournant le regard de lui-même, de ce corps
coincé dans une fissure de la roche, Xicama parlait calmement avec mon père,
presque sur un ton enjoué. Il lui donnait des messages pour ses parents, sa
veuve et les orphelins, émettait des suggestions quant à la manière de disposer
du peu de bien qu’il avait et se demandait à haute voix ce que sa famille
deviendrait quand elle n’aurait plus de soutien.
« Ne t’inquiète pas, dit mon père. Ton tonalli a voulu que les
dieux te prennent en échange de notre prospérité. Pour te remercier de ce
sacrifice, nous tous ainsi que le Seigneur Gouverneur dédommagerons ta veuve
comme il faut.
— Alors, elle aura un héritage respectable, repartit Xicama,
soulagé. Elle est encore jeune et belle. Je t’en prie, Tête Haute, insiste pour
qu’elle se remarie.
— C’est entendu. Y a-t-il autre chose ? »
Xicama regarda autour de lui en souriant et dit : « Non. Je
n’aurais jamais cru que je pourrais regretter de voir cette triste carrière
pour la dernière fois. Sais-tu, Tête Haute, que même ce puits de pierre me
semble beau et accueillant, maintenant ? Les nuages blancs, là-haut, le
ciel bleu, et puis cette pierre blanche… on dirait des nuages avec du bleu en
dessous. J’aimerais bien voir aussi les arbres verts, là-bas…
— Tout à l’heure, promit mon père, quand tu en auras terminé avec
le prêtre. Pour le moment, il vaut mieux que tu ne bouges pas. »
Le prêtre arriva, tout de noir vêtu, ses cheveux noirs recouverts d’une
croûte de sang, le visage charbonneux et jamais lavé. C’était la seule tache
sombre et triste dans tout ce bleu et ce blanc que Xicama regrettait de
quitter. Les autres se retirèrent pour les
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