Azteca
nature et
du comportement des hommes. J’ai entendu dire que vous vous plaigniez de ne
jamais pouvoir départager et démêler les attributions de notre panthéon
surpeuplé. Mais j’ai fait le compte et comparé. Je ne pense pas que nous
dépendions d’autant de divinités majeures et mineures que vous – Dieu, son fils
Jésus, le Saint-Esprit, la Vierge Marie – sans parler de ces êtres supérieurs
que vous appelez anges, apôtres et saints, dont chacun est le patron d’un
aspect particulier de votre monde, de vos vies, de vos tonalli, et même de
chaque jour du calendrier. En réalité, je crois que nous avons moins de
divinités, mais elles ont chacune des fonctions plus nombreuses.
Pour le géographe, il n’y a qu’un seul lac dans cette vallée. Pour le
batelier pagayant péniblement sur son acali, il y a trois grandes masses
aquatiques reliées entre elles. Pour les gens qui vivent sur le lac ou sur ses
rives, il y en a cinq, qui portent cinq noms différents. D’ailleurs, aucun de
nos dieux, aucune de nos déesses n’a qu’un seul visage, une seule
responsabilité, un seul nom. Comme notre lac en trois lacs, un seul dieu peut
avoir trois aspects…
Vous froncez les sourcils, frères révérends ? Bon, un dieu pouvait
avoir deux aspects, ou cinq ou vingt.
Selon l’époque de l’année : saison humide ou sèche, jours longs ou
courts, période de semailles ou de moissons – et selon les circonstances :
guerre, paix, abondance ou disette, chefs bons ou cruels – les devoirs d’un
seul dieu variaient, de même que son attitude à notre égard et par conséquent
la façon dont nous l’adorions, le célébrions et l’apaisions. En d’autres
termes, nos existences, les moissons, les victoires et les défaites dépendaient
du caractère et de l’humeur changeante du dieu. Comme les trois lacs, il
pouvait être, tour à tour, doux, amer ou totalement indifférent, selon son bon
plaisir.
De plus, l’humeur du dieu et les événements pouvaient être interprétés
différemment par ses divers adorateurs. La victoire d’une armée n’est-elle pas
une défaite pour l’autre ? Ainsi, un dieu ou une déesse pouvait à la fois
prodiguer récompenses ou châtiments, requêtes ou dons, bienfaits et maux. Si
vous envisagez toutes les combinaisons possibles de circonstances, vous
comprendrez la variété des attributions de chaque dieu, la variété de ses
aspects et la variété encore plus grande des noms qu’on lui donnait –
honorable, respectueux, reconnaissant, redoutable.
L’île de Xaltocán n’était en réalité qu’une sorte de gigantesque
rocher, installé loin de la terre ferme dans le lac rouge et salé. S’il n’y
avait pas eu trois sources naturelles d’eau fraîche jaillissant du roc, l’île
n’aurait jamais été habitée, mais à mon époque, il devait y avoir deux mille
habitants, répartis en vingt villages. Le rocher nous pourvoyait à plus d’un
sens, car il était constitué de calcaire, ce qui était appréciable. A l’état
naturel, cette sorte de calcaire est très tendre et facile à exploiter, même
avec nos outils rudimentaires de bois, de pierre, de cuivre brut et
d’obsidienne fragile, si inférieurs à vos outils de fer et d’acier. Mon père
était maître carrier, un de ceux qui dirigeaient les ouvriers moins
expérimentés. Je me souviens d’une des fois où il m’emmena dans la carrière
pour me montrer son métier.
« On ne les voit pas, me dit-il, mais, çà et là, courent les
fissures et les stries de cette couche particulière de la roche. Bien qu’elles
soient invisibles pour un œil non entraîné, tu apprendras à les
détecter. »
Je ne l’ai jamais appris, mais il ne cessa pas d’espérer. Je le
regardai tandis qu’il marquait la surface de la roche de petits traits d’oxitl
noir. D’autres ouvriers arrivèrent – blancs de poussière – et se mirent à
enfoncer des coins de bois dans les petites fentes qu’il avait pratiquées, puis
ils jetèrent de l’eau sur ces coins. Nous rentrâmes à la maison et quelques
jours passèrent pendant lesquels les ouvriers continuèrent à mouiller les coins
pour qu’ils gonflent et exercent une pression croissante à l’intérieur de la
roche. Ensuite, mon père et moi retournâmes à la carrière. Nous nous approchâmes
du bord pour regarder. Mon père me dit : « Tu vas voir. »
On aurait dit que la roche attendait sa présence et son autorisation,
car, soudain,
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