Azteca
rauque (ces gros oiseaux
noir et rouge que vous nommez guajolote ou gallipavos) avec des paniers remplis
de leurs œufs, des cages remplies de ces chiens techichi comestibles, qui
n’aboient pas et qui n’ont pas de poil, des quartiers de cerf, de lapin et
d’ours, des jarres pleines du jus clair et doux du maguey et de la boisson
fermentée plus épaisse et blanche qu’on en tire et qui enivre, l’octli.
Mon père était en train de me montrer toutes ces choses en me disant
leur nom, lorsqu’une voix l’interrompit : « Pour seulement deux
grains de cacao, je vous dirai, Seigneur, quels chemins et quels jours seront
ceux de votre fils Mixtli à partir de cette journée. »
Mon père se retourna. Près de son épaule et guère plus haut qu’elle, se
tenait un homme qui ressemblait lui-même à un grain de cacao. Il n’était vêtu
que d’un pagne sale et en loques et sa peau avait la couleur du cacao : un
brun si foncé qu’il en devenait pourpre. Son visage était froissé et ridé comme
le grain. Il avait dû être plus grand autrefois, mais il était courbé, voûté et
rétréci par un âge que personne n’aurait été capable de lui donner. Quand j’y
pense, je crois qu’il devait ressembler à ce que je suis maintenant. Il leva
une main simiesque, la paume vers le haut et répéta : « Rien que deux
grains. »
Mon père secoua la tête et répondit poliment : « Quand je
veux savoir l’avenir, je vais voir un devin. »
L’homme voûté demanda : « Est-ce que vous avez déjà vu un de
ces devins reconnaître tout de suite en vous un maître carrier de
Xaltocán ? »
Mon père parut surpris et balbutia : « Vous êtes un devin.
Vous avez une double vue. Alors pourquoi…
— Pourquoi suis-je en haillons et pourquoi je tends la main ?
Parce que je dis la vérité et les gens n’apprécient pas la vérité. Les devins
mangent des champignons sacrés et ils rêvent pour vous parce qu’ils peuvent
demander plus cher pour des rêves. Il y a de la poussière de chaux incrustée
sur vos articulations, mais vous n’avez pas sur les paumes les durillons que
donnent le marteau de l’ouvrier ou le ciseau du sculpteur. Vous voyez
bien ? La vérité est si bon marché que je peux même la donner pour
rien. »
Je me mis à rire et mon père aussi. « Vous êtes un vieux drôle.
Mais nous avons à faire ailleurs.
— Attendez », insista l’homme. Il se pencha pour scruter mon
regard et il n’eut pas à se baisser beaucoup. Je le regardai droit dans les
yeux.
On aurait pu penser que la vieille fripouille rôdait autour de nous
quand mon père m’avait acheté la neige parfumée, qu’il l’avait entendu parler
de mes sept ans et qu’il nous avait pris pour de prodigues paysans faciles à
flouer. Mais bien plus tard, quand les événements me forcèrent à me remémorer
les paroles exactes qu’il avait prononcées…
Il me regarda dans les yeux et murmura : « Tout devin peut
voir les chemins et les jours. Même s’il prédit une chose qui va vraiment se
produire, elle est loin dans l’espace et dans le temps et elle ne profitera, ni
ne nuira jamais au devin lui-même. Le tonalli de ce garçon est de regarder de
près les choses de ce monde, de les voir comme elles sont et de comprendre ce
qu’elles signifient. »
Il se redressa. « Tu croiras d’abord que c’est un handicap, mon
garçon, mais ta courte vue t’aidera à discerner des vérités que ceux qui voient
loin dédaignent. Si tu sais profiter de ce don, il pourra t’apporter grandeur
et richesse. »
Mon père soupira d’un air résigné et fouilla dans son sac.
« Non, non, dit l’homme. Je n’ai pas prédit à votre fils fortune
et gloire, je ne lui ai pas promis la main d’une belle princesse, ni qu’il
serait le fondateur de quelque noble lignée. Ce garçon saura voir la vérité,
pour ça, oui. Malheureusement, il révélera cette vérité, ce qui fait plus
souvent pleuvoir les calomnies que les récompenses. Pour une prédiction aussi
ambiguë, mon maître, je ne réclame aucun salaire.
— Prenez quand même ça, lui dit mon père, en glissant dans sa main
un seul grain de cacao, et ne nous prédisez plus rien d’autre,
vieillard. »
Dans le centre de la ville, il y avait peu d’activité commerciale, mais
tous les citoyens qui n’étaient pas pris par des affaires urgentes,
commençaient à se rassembler sur la grand-place pour la cérémonie dont mon père
avait entendu
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