Azteca
le déroulement de la « chasse », mais ce que j’en voyais
était suffisant pour me clouer sur place de surprise. La silhouette pommelée
était celle d’une jeune biche qui avait pris la fuite presque au même moment où
Tes-disora avait bondi à sa poursuite. Elle courait vite, mais le jeune homme
était encore plus rapide. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il
l’avait rattrapée, s’était jeté sur elle et lui avait brisé le cou avec les
mains.
Tandis que nous nous régalions avec l’un des cuissots de la bête, je
lui exprimais par gestes mon émerveillement pour sa vitesse et son agilité. Il
prit un air modeste, en me faisant comprendre qu’il était loin d’être le
chasseur le plus adroit des Pieds Rapides, que d’autres lui étaient bien
supérieurs et qu’une biche n’était rien en comparaison d’un cerf adulte. Il
manifesta, à son tour, un vif étonnement quand j’allumai le feu avec mon
cristal ; jamais il n’avait vu un instrument aussi merveilleux dans les
mains de ces barbares.
« Mexicatl ! » insistai-je avec un air vexé, mais il
continua à hocher la tête. Ensuite, nous arrêtâmes tous nos discours et nous ne
nous servîmes plus de nos mains et de notre bouche que pour dévorer la viande
tendre et bien grillée.
***
Guagûey-bo était situé dans l’une des failles spectaculaires de cette
région. C’était un village, au sens où il abritait une vingtaine de familles –
environ trois cents personnes en tout – mais il n’y avait qu’une seule
maison : une petite maison de bois habitée par le si-riame. Ce mot veut
dire chef, sorcier, médecin et juge, tout à la fois, mais chez les Tarahumara,
ces fonctions étaient assurées par une seule personne. La demeure du si-riame,
ainsi que d’autres constructions – bains de vapeur en terre en forme de dôme,
huttes à provisions ouvertes sur les côtés et une plate-forme d’ardoise pour
les cérémonies – étaient bâties dans le fond du canon, sur le bord d’une
rivière aux eaux écumantes. Le reste de la population vivait dans des grottes
naturelles ou creusées dans les parois qui entouraient de part et d’autre
l’immense ravin. Cela ne veut pas dire que les Tarahumara soient primitifs ou
paresseux, mais simplement qu’ils ont l’esprit pratique. S’ils l’avaient voulu,
ils auraient tous pu avoir une maison aussi coquette que celle du si-riame,
mais puisqu’il y avait des grottes, ils les avaient transformées en demeures
confortables. Elles sont divisées en plusieurs pièces par des murs de roche,
qui ont toutes une ouverture sur l’extérieur pour laisser entrer le soleil et
la lumière. Le sol est tapissé d’aiguilles de pin à l’odeur épicée que l’on
balaye et renouvelle tous les jours. Les ouvertures sont pourvues de rideaux et
les murs sont tendus de peaux de cerf peintes et très colorées. Ces habitations
sont bien plus confortables et bien mieux aménagées que beaucoup de maisons
citadines.
Nous arrivâmes au village aussi vite que nous le permettait le fardeau
que nous avions embroché sur un bâton dont nous tenions chacun une extrémité.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Tes-disora avait le matin même
abattu un cerf, une biche et un ours de taille respectable. Après avoir vidé et
dépecé les bêtes, nous gagnâmes Guaguey-bo en hâte, avant qu’il ne fasse trop
chaud. Le village était abondamment approvisionné en nourriture parce qu’une
fête était sur le point de se dérouler. Je me félicitai d’être arrivé à un si
bon moment, mais je m’aperçus ensuite que je n’aurais vraiment pas eu de chance
si je n’étais pas tombé pendant une fête, ou juste avant, ou juste après. Leurs
cérémonies religieuses étaient particulièrement joyeuses – on peut traduire le
mot tesgûinapuri par : « Et maintenant, soûlons-nous » – et
occupaient au total un bon tiers de l’année.
Comme les forêts et les rivières foisonnaient de gibier et de toutes sortes
de nourriture, les Tarahumara n’avaient pas besoin, contrairement à beaucoup,
de travailler toute la journée pour subvenir à leurs besoins. Ils ne
cultivaient que le maïs dont la plus grande partie servait à faire du tesguino,
boisson fermentée plus alcoolisée que l’octli des Mexica, mais moins forte que
le châpari des Purépecha. Sur les terres moins hautes situées à l’est, les
Tarahumara récoltaient un petit cactus, le jîpuri, que l’on mâche et
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