Azteca
ces
suppositions ridicules. Elle voulait un enfant et elle va l’avoir. Les jeunes
mères ont bien assez à faire sans les aventures.
— Yya ouiya , soupira-t-il. Comme j’aurais aimé que
vous soyez le père, Mixtli, vous qui êtes mon plus vieil ami. Oh, bien sûr, ça
m’aurait pris du temps, mais j’aurais fini par l’accepter.
— Ne dis pas ça, Cozcatl ! » m’écriai-je. Je me sentais
doublement coupable : d’avoir failli coucher avec sa femme, et de ne
l’avoir pas fait.
« Il y a d’autres problèmes, mais peu importe, ajouta-t-il d’un
air vague. Si c’était votre enfant, je me serais forcé à attendre… J’aurais pu
être un père pendant un moment au moins…»
Il me semblait en proie à des réflexions insensées. Je tentai vainement
de le ramener à la réalité, mais il éclata soudain en sanglots – les sanglots
âpres et rauques des hommes qui n’ont rien à voir avec les pleurs doux, modulés
et presque chantants des femmes – et il s’enfuit hors de la maison.
Je ne devais jamais plus le revoir. Ce qui s’est passé ensuite est bien
triste et je vais vous le raconter brièvement. Le soir même de ce jour, Cozcatl
quitta sa maison, son école et ses élèves pour aller s’engager dans les troupes
de la Triple Alliance contre Texcala et il marcha tout droit sur la pointe
d’une lance ennemie.
Son départ inopiné et sa mort si soudaine intriguèrent et peinèrent
profondément ses amis et ses associés qui supposèrent qu’il avait voulu faire
preuve d’un dévouement exagéré envers l’Orateur Vénéré. Ni Béu, ni
Quequelmiqui, ni moi, nous ne vînmes jeter le doute sur cette hypothèse et tout
le monde crut que la rondeur qui se dessinait sous les jupes de Quequelmiqui
était le fait de Cozcatl.
Quant à moi, je ne fis part à personne, pas même à Béu, d’une idée qui m’était
venue. Je m’étais rappelé les bouts de phrases inachevées prononcés par
Cozcatl : « Je me serais forcé à attendre… j’aurais pu être un père
pendant un moment…» et je revoyais la brûlure qu’il s’était faite sans la
sentir, sa voix épaisse, ses yeux rouges et la tache argentée sur sa figure.
On ramena son macquauitl et son bouclier pour le service funèbre. Je
présentai à la veuve des condoléances formelles et distantes et après cela, je
l’évitai délibérément. J’allais trouver le soldat qui avait apporté ses armes
et qui avait assisté à leur enterrement et je lui posai une question à
brûle-pourpoint. Après avoir un peu hésité, il me répondit :
« Oui, Seigneur. Quand le médecin du régiment a déchiré sa
cuirasse autour de la blessure, il a découvert que sa peau partait en lambeaux
sur tout son corps. Vous avez deviné juste, il était atteint par le
teococo-liztli. »
Ce mot signifie « Celui qui est mangé par les dieux » et
c’est une maladie qui doit sévir aussi dans le monde d’où vous venez, car les
premiers Espagnols arrivés ici se sont écriés : « La
lèpre ! » en voyant des hommes et des femmes à qui il manquait les
doigts, le nez et même dans le stade final, presque toute la figure.
Les dieux mangent ceux qu’ils ont choisis de façon soudaine ou
progressive. Mais celui qui est mangé ne se sent guère honoré de ce choix. Au
début, il peut y avoir une certaine insensibilité, comme chez Cozcatl qui
n’avait pas senti la brûlure sur son bras. Ensuite, il peut se produire un
épaississement des tissus à l’intérieur des paupières, du nez et de la gorge,
et le malade voit moins bien, parle avec une voix enrouée et a du mal à avaler
et à respirer. La peau de son corps se dessèche et tombe en lambeaux ou se
couvre d’excroissances innombrables qui se transforment en plaies suppurantes.
L’issue est toujours fatale, mais l’évolution est très lente. Les extrémités du
corps – doigts, nez, oreilles, tepuli – sont les premières à être grignotées et
il ne subsiste à la place que des trous et des moignons.
Mais les dieux continuent leur repas sans se presser et le teococox
peut survivre des années dans cet état, cloué au lit, impuissant et puant la
pourriture, avant de finir par mourir d’étouffement. Mais beaucoup refusent
cette fin effroyable, ou bien ce sont leurs proches qui ne peuvent plus
supporter de les soigner. Quand ils s’aperçoivent qu’ils n’ont plus rien
d’humain, la plupart de ces malheureux trouvent un moyen pour se supprimer,
comme l’a fait
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