Azteca
C’était sans aucun doute une fille de la
campagne, petite, mince, pas très propre, elle était vêtue d’une longue blouse
en toile de sac. Cependant, elle était assez fine et elle avait le teint clair.
Elle était même plutôt jolie, à la manière d’une adolescente pas encore formée.
Contrairement à la gent féminine de la région, elle ne mâchait pas de tzictli
et elle ne semblait pas trop ignorante.
« Tu m’as parlé en nahuatl. Comment se fait-il que tu connaisses
cette langue ? »
La fille prit un air affligé et murmura :
« On voyage beaucoup à être constamment vendu et racheté. Ça m’a
au moins servi d’instruction. Ma langue maternelle est le coatlicamac,
Seigneur, mais j’ai appris certains dialectes maya et le nahuatl. »
Elle me dit alors s’appeler Ce-Malinali.
« Une Herbe, dis-je. Ce n’est qu’une date. Ça ne fait que la
moitié d’un nom.
— Eh oui, soupira-t-elle tragiquement. Même les enfants d’esclaves
ont un nom à sept ans, mais pas moi.
Je suis encore moins qu’une enfant d’esclave. Je suis orpheline de
naissance. »
Elle m’expliqua que sa mère était une putain coatlica-matl, mise
enceinte par les œuvres d’un de ses clients et qui avait accouché dans un fossé
alors qu’elle travaillait aux champs, aussi indifféremment qu’elle aurait fait
ses besoins naturels. Elle avait abandonné le bébé sur place, sans s’en soucier
davantage que de ses excréments. Une brave femme qui était peut-être en mal
d’enfant, avait découvert l’enfant avant qu’elle ne meure et l’avait emmenée
chez elle.
« Je ne me souviens plus d’elle, me dit Ce-Malinali. J’étais
encore petite quand elle m’a vendue pour avoir de quoi manger et depuis, j’ai
passé de main en main. » Elle prit un air tragique pour ajouter :
« Tout ce que je sais, c’est que je suis née le jour Une Herbe de l’année
Cinq Maison.
— Ça alors ! m’exclamai-je. Ma fille est née le même jour à
Tenochtitlán. Elle s’appelait aussi Ce-Malinali avant de prendre le nom de
Zyanya-Nochipa à sept ans. Tu es petite pour ton âge, mais tu as exactement le
même…
— Alors, achetez-moi, Seigneur Chevalier. Je serai la servante et
la compagne de votre demoiselle.
— Ayya , soupirai-je. Elle est morte, il y a presque trois
ans déjà.
— Achetez-moi quand même, je m’occuperai de votre maison et je
veillerai sur vous comme l’aurait fait votre fille. Emmenez-moi à Tenochtitlán.
Je sais tout faire. » Elle baissa pudiquement les yeux et murmura :
« Et aussi des choses qu’une fille ne fait pas. »
Je faillis renverser l’eau que j’étais en train de boire, aussi elle
s’empressa de me dire :
« Vous pourrez me vendre à Tenochtitlán, Seigneur, si vous avez
passé l’âge de ces désirs.
— Petite effrontée, répliquai-je vivement. Les femmes que je
désire, je n’ai pas besoin de les acheter. »
Elle ne broncha pas et rétorqua hardiment : « Je ne demande
pas à être achetée seulement pour mon corps. J’ai d’autres qualités et
j’aimerais bien pouvoir les utiliser. » Elle m’attrapa par le bras pour
appuyer sa requête. « Je voudrais aller quelque part où l’on saurait
m’apprécier à ma juste valeur. Je veux tenter ma chance dans une grande ville.
J’ai de l’ambition, Seigneur ; et j’ai fait des projets. Mais comment les
mettre à exécution si je suis condamnée à rester toute ma vie une esclave dans
ces sinistres provinces.
— Une esclave est toujours une esclave, même à Tenochtitlán.
— Pas forcément à vie, insista-t-elle. Dans une ville de gens
civilisés, on reconnaîtrait peut-être ma valeur, mon intelligence et mes
aspirations. Un seigneur pourrait m’élever au rang de concubine et, pourquoi
pas, me donner la liberté. Ce sont des choses qui arrivent, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, je l’ai fait moi-même.
— Vous voyez », fit-elle, comme si elle venait de m’arracher
une concession.
Elle me pressa le bras et me dit d’une voix cajoleuse :
« Vous n’avez pas besoin de concubine, Seigneur. Vous êtes assez bel homme
pour ne pas avoir à acheter une femme. Mais il en est d’autres – les vieux et
les laids – qui sont obligés d’en passer par là. Vous pourriez me revendre avec
profit à l’un d’eux quand vous serez de retour à Tenochtitlán. »
Peut-être aurais-je pu me laisser attendrir. Moi aussi, j’avais été
jeune et débordant d’ambition
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