Barnabé Rudge - Tome II
laissé
entraîner au délit fatal de passer de faux billets de banque. Elle
était jeune et belle, et les industriels qui emploient des hommes,
des femmes et des enfants à ce trafic, jetèrent les yeux sur elle
comme sur une personne faite pour réussir dans leur commerce, et
probablement pour ne pas éveiller de longtemps les soupçons. Ils
s'étaient bien trompés : elle fut arrêtée du premier coup, et
condamnée à mort pour son début. Elle était Bohémienne de
naissance, sir John… »
Peut-être
n'était-ce que l'effet d'un nuage qui obscurcit le soleil en
passant, et jeta une ombre sur la figure du chevalier ; mais
il devint d'une pâleur mortelle. Cela ne l'empêcha pas de soutenir
d'un œil ferme l'œil du serrurier, comme auparavant.
« Elle était
Bohémienne de naissance, sir John, répéta Gabriel, et elle avait
l'âme haute, indépendante ; raison de plus, avec sa bonne mine
et ses manières distinguées, pour intéresser quelques-uns de ces
gentlemen qui se laissent aisément prendre à des yeux noirs :
on fit donc des efforts pour la sauver. On y aurait réussi, si elle
avait voulu seulement leur dire quelques mots de son histoire. Mais
elle n'y consentit jamais, elle s'obstina dans son silence. On eut
même des raisons de soupçonner qu'elle attenterait à sa vie. On la
mit en surveillance nuit et jour, et, à partir de ce moment, elle
n'ouvrit plus la bouche. »
Sir John étendit
la main vers sa tasse, mais le serrurier l'arrêta en
chemin :
« Excepté,
ajouta-t-il, une minute avant de mourir. Car alors elle rompit le
silence pour dire d'une voix ferme, qui ne fut entendue que de son
exécuteur, lorsque toute créature vivante s'était retirée pour
l'abandonner à son sort : « Si j'avais là une dague dans
les doigts, et qu'il fût à portée de mes mains, je la lui
enfoncerais dans le cœur, même en ce moment suprême ! – À
qui ça ! demanda l'autre. – Au père de mon garçon, »
dit-elle. »
Sir John retira sa
main, et, voyant que le serrurier s'était tu, il lui fit signe avec
la plus tranquille politesse et sans aucune émotion apparente, de
continuer.
« C'était le
premier mot qui lui fût échappé depuis le commencement, qui pût
faire soupçonner qu'elle eût aucun attachement sur la terre.
« Et l'enfant, est-il vivant ? demanda-t-il.
– Oui, » répondit-elle. Il lui demanda où il était, quel
était son nom, et si elle avait quelque souhait à former pour lui.
« Je n'en ai qu'un : c'est qu'il puisse vivre et grandir
dans une ignorance absolue de son père, pour que rien au monde ne
puisse lui apprendre ce que c’est que douceur et pardon. Quand il
sera devenu un homme, je m'en fie au dieu de ma tribu pour le faire
rencontrer avec son père, et me venger par mon fils. » Il lui
fit encore quelques questions, mais elle ne répondit plus rien.
Encore, d'après le récit du bourreau, n'est-ce pas à lui qu'elle
semblait dire ce peu de mots, car elle avait, pendant ce temps-là,
les yeux levés vers le ciel, sans les tourner vers lui une seule
fois. »
Sir John prit une
prise de tabac, en regardant d'un air approbateur une élégante
esquisse représentant la Nature sur muraille, et, relevant les yeux
vers le visage du serrurier, il lui dit d'un air de courtoisie
protectrice.
« Vous alliez
remarquer, monsieur Varden …
– Que jamais,
répliqua Gabriel, qui ne se laissait pas démonter par tous ces
semblants et n'en gardait pas moins son ton ferme et son regard
assuré, que jamais elle ne tourna les yeux vers lui ; pas une
seule fois, sir John, et que c’est comme cela qu'elle mourut. Lui,
il l'eut bientôt oubliée ; mais, quelques années après, un
homme fut de même condamné à mort, un Bohémien comme elle, un
gaillard au teint brun et basané, une espèce d'enragé. Et, pendant
qu'il était en prison, en attendant l'exécution, comme il avait vu
bien des fois le bourreau avant d'être arrêté. Il lui sculpta son
portrait sur sa canne, comme pour montrer qu'il bravait la mort, et
pour faire voir à ceux qui l'approchaient le peu de souci qu'il
avait de la vie. Arrivé à Tyburn, il lui remit sa canne entre les
mains, en lui disant que la femme dont il lui avait parlé avait
déserté sa tribu pour aller trouver un gentleman, et que, se voyant
ensuite abandonnée par son séducteur et répudiée par ses anciennes
camarades, elle avait fait le serment, dans son orgueil irrité, de
ne jamais plus demander aide ni secours à
Weitere Kostenlose Bücher