Barnabé Rudge - Tome II
ces pensées, qu'il couvait dans son esprit
qui l'avait décidé ? Serait-ce, enfin, qu'il avait été frappé
davantage de cette circonstance, parce que c'était le premier
aveugle avec lequel il avait jamais fait conversation ?
C'était un mystère pour la mère. Elle fit tout ce qu'elle put pour
obtenir quelque éclaircissement, mais ce fut en vain : il est
probable que Barnabé lui-même ne s'en rendait pas compte.
Elle était très malheureuse de lui voir
toucher cette corde ; mais tout ce qu'elle pouvait faire,
c'était de l'amener doucement à quelque autre sujet pour chasser
celui-là de son esprit. Quant à le mettre en garde contre leur
visiteur, à montrer quelque crainte ou quelque soupçon à cet égard,
elle craignait que ce ne fût plutôt le moyen de redoubler l'intérêt
que lui portait déjà Barnabé, et de lui faire souhaiter davantage
la rencontre après laquelle il soupirait ; elle espérait, en
se plongeant dans la foule, échapper à la poursuite terrible
qu'elle fuyait ; puis ensuite, en s'échappant de Londres avec
précaution pour aller plus loin, elle voulait, si c'était possible,
aller encore chercher une retraite inconnue où elle pût trouver la
solitude et la paix.
À la fin, ils arrivèrent à la station où on
devait les déposer, à dix milles de Londres, et y passèrent la
nuit, après avoir fait marché avec un autre voiturier, moyennant
peu de chose, pour se faire emmener le lendemain dans une carriole
qui s'en retournait à vide, et qui devait partir à cinq heures du
matin. Le voiturier fut exact, la route était bonne, sauf un peu de
poussière que la chaleur et la sécheresse rendaient
étouffante ; et, à sept heures du matin, le 2 juin 1780, qui
était un vendredi, ils mirent pied à terre au bas du pont de
Wesminster, prirent congé de leur conducteur, et se trouvèrent
seuls ensemble sur le pavé brûlant ; car la fraîcheur que la
nuit répand sur ces carrefours populeux était déjà partie, et le
soleil brillait dans tout son lustre.
Chapitre 6
Ne sachant où aller après, et effarouchés par
la foule de gens qui étaient déjà sur pied, ils s'assirent à
l'écart dans une des retraites du pont pour se reposer. Ils
s'aperçurent bientôt que le courant d'activité générale se portait
tout entier d'un côté, et qu'il y avait un nombre infini de
personnes qui traversaient la Tamise de la rive de Middlesex à
celle de Surrey, avec une précipitation extraordinaire et dans un
état d'excitation évident. Elles étaient, le plus souvent, réunies
par petits pelotons de deux ou trois, ou même d'une demi-douzaine,
se parlaient peu, quelquefois observaient un silence absolu, et
suivaient leur route d'un pas pressé, comme des gens absorbés par
un but unique et commun.
Barnabé et sa mère furent surpris de voir
presque tous les hommes de ce grand rassemblement, qui passaient
devant eux sans discontinuer, porter une cocarde bleue à leur
chapeau, et ceux qui n'avaient pas cette décoration, passants
inoffensifs, se montrer inquiets et chercher timidement à éviter
l'attention et les attaques des autres, auxquels ils laissaient le
haut du pavé, par voie de conciliation. C'était d'ailleurs assez
naturel, vu l'infériorité de leur nombre : car ceux qui
portaient des cocardes bleues étaient à ceux qui n'en portaient pas
dans la proportion de quarante ou cinquante au moins contre un.
Cependant on ne voyait point de querelles. Les cocardes bleues se
pressaient comme des essaims, cherchant à se passer l'une l'autre,
et se hâtant de tout leur pouvoir au milieu de la multitude,
échangeant seulement un regard, et encore pas toujours, avec les
passants qui n'appartenaient pas à leur association.
Au commencement, le courant populaire s'était
borné à occuper les deux trottoirs ; un petit nombre de
traînards seulement se rencontraient sur la chaussée. Mais, au bout
d'une demi-heure environ, le passage fut complètement bloqué par la
foule qui, serrée et compacte à présent, embarrassée dans les
charrettes et les voitures qu'elle rencontrait, ne pouvait plus
avancer que lentement, et quelquefois même se voyait obligée de
faire des haltes, de huit ou dix minutes.
Au bout de deux heures environ, le nombre des
passants commença à diminuer sensiblement ; on les vit, petit
à petit, s'éclaircir, débarrasser le pont, disparaître, sauf
quelques traînards à cocardes, qui, se sentant en retard, le visage
poudreux et échauffé, pressaient le pas
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