Barnabé Rudge - Tome II
pour ne point arriver trop
tard, ou s'arrêtaient à demander le chemin qu'avaient pris leurs
amis, et se hâtaient, après s'être renseignés, de marcher dans
cette direction avec une satisfaction visible. Au milieu de cette
solitude relative, qui lui semblait si étrange et si nouvelle après
la foule qui l'avait précédée, la veuve eut, pour la première fois,
l'occasion de s'informer à un vieillard, qui était venu s'asseoir
près d'eux, de ce que signifiait ce concours extraordinaire de
gens.
« Mais d'où donc venez-vous ?
répondit-il, si vous n'avez pas entendu parler de la Grande
Association de lord Georges Gordon. C'est aujourd'hui qu'il
présente à la Chambre la pétition contre les catholiques. Que Dieu
l'assiste !
– Eh bien ! qu'est-ce que tous ces
gens-là ont à voir là dedans ? demanda-t-elle.
– Ce qu'ils ont à voir là dedans ?
Comme vous y allez ! Vous ne savez donc pas que Sa Seigneurie
a déclaré qu'elle ne présenterait rien à la Chambre s'il n'y avait
pas, pour soutenir la pétition, quarante mille hommes au moins à la
porte, et des gaillards solides ? Jugez de la foule qu'il va y
avoir.
– Quelle foule, en effet ! dit
Barnabé. Entendez-vous, mère ?
– Ils vont, à ce qu'on dit, reprit le
vieillard, passer une revue de plus de cent mille hommes. Ah !
vous n'avez qu'à laisser faire lord Georges. Il connaît bien son
pouvoir. Il y a de puissants visages à ces trois fenêtres là-bas
(et il montrait la chambre des Communes qui dominait la rivière),
qui vont devenir pâles comme la mort en voyant ce soir lord Georges
monter à la tribune : et ils n'auront pas tort. Eh !
eh ! laissez faire Sa Seigneurie, c'est un malin. »
Et là-dessus, marmottant, riant dans sa barbe,
et remuant son index d'un air significatif, il se leva à l'aide de
son bâton, et s'en alla comme un château branlant.
« Mère, dit Barnabé, quelle brave foule
dont il parle là. Allons !
– Pas pour la rejoindre, toujours,
cria-t-elle.
– Si, si, répondit-il en tirant les
manches de sa veste. Pourquoi pas ? Allons !
– Vous ne savez pas, dit-elle avec
instance, le mal que ces gens-là peuvent faire, où ils peuvent vous
conduire, ni quelles sont leurs intentions. Pour l'amour de
moi…
– C'est justement pour l'amour de vous,
cria-t-il en lui tapotant les mains. C'est bien cela, pour l'amour
de vous, mère. Vous vous rappelez bien ce que l'aveugle nous disait
de l'or. Voilà une brave foule ! Allons ! ou plutôt,
attendez que je sois revenu ; attendez-moi là. »
Avec toute l'énergie de sa crainte maternelle,
elle essaya, mais en vain, de le détourner de son idée. Il était
baissé à boucler son soulier, quand un fiacre passa rapidement
devant eux, et, de l'intérieur, une voix ordonna au cocher de
s'arrêter.
« Jeune homme ! dit la voix.
– Qu'est-ce qu'on me veut ? cria
Barnabé en levant les yeux.
– Est-ce que vous ne voulez pas porter
cette décoration ? reprit l'étranger en lui tendant une
cocarde bleue.
– Au nom du ciel, n'en faites rien ;
ne la lui donnez pas, s'écria la veuve.
– Parlez pour vous, bonne femme, dit
l'autre froidement. Laissez le jeune homme faire ce qu'il lui
plaît. Il est assez grand pour se décider tout seul ; il n'a
plus besoin de s'accrocher aux cordons de votre tablier. Il sait
bien, sans que vous ayez besoin de le lui dire, s'il veut ou non
porter le signe d'un fidèle Anglais. »
Barnabé, tremblant d'impatience, se mit à
crier : « Oui, oui, je veux le porter. » Il avait
déjà répété ce cri plus de vingt fois, quand l'homme lui jeta une
cocarde en lui disant : « Dépêchez-vous de vous rendre
aux
Champs de Saint-Georges
. » Puis il ordonna au
cocher de prendre le trot et les laissa là.
Barnabé, les mains tremblantes d'émotion,
était en train d'attacher de son mieux ce signe de ralliement à son
chapeau, répondant avec vivacité aux larmes et aux instances de sa
mère, lorsque deux gentlemen qui passaient de l'autre côté jetèrent
les yeux sur eux, et, voyant Barnabé occupé à s'embellir de cet
ornement, se dirent quelques mots à l'oreille et revinrent sur
leurs pas, à leur rencontre.
« Qu'est-ce que vous faites donc là à
vous reposer ? dit l'un d'eux, habillé tout en noir, avec de
grands cheveux clairsemés sur sa tête, et une canne à la main.
Pourquoi n'avez-vous pas suivi les autres ?
– J'y vais, monsieur, répliqua Barnabé
finissant sa besogne et mettant
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