Barnabé Rudge - Tome II
M. Dennis lui-même, qui n'était pas très sensible à
l'endroit de la dignité personnelle et de la gravité, et qui avait
de plus un extrême plaisir à voir les excès d'humeur bouffonne de
son jeune ami, crut devoir lui faire des remontrances sur
l'imprudence d'une telle conduite, qu'il considérait comme une
espèce de suicide ; or le suicide étant une anticipation
volontaire sur l'action de la loi par la main du bourreau, il ne
trouvait rien de plus sot ni de plus ridicule.
En dépit de ces remontrances, Hugh, sans
rabattre un iota de son humeur folâtre et bruyante, s'en allait se
balançant entre eux deux, en leur donnant le bras, jusqu'au moment
où ils se trouvèrent en vue de
la Botte
, à quelque cent
pas de cette honnête taverne. Heureusement pour eux qu'il avait
cessé de rire avec sa grosse voix en approchant du but de leur
course. Ils continuaient donc leur marche sans bruit, lorsqu'ils
virent sortir avec précaution de sa cachette un ami qu'on avait
chargé de faire le guet toute la nuit dans les fossés du voisinage
pour avertir les traînards qu'il y avait du danger à venir se faire
prendre dans cette souricière : « Arrêtez, leur
cria-t-il.
– Arrêtez ! et pourquoi ? dit
Hugh.
– Parce que la maison est pleine de
constables et de soldats, depuis qu'elle a été envahie hier au
soir. Les habitants sont en fuite ou en prison, je ne sais pas
lequel des deux. J'ai déjà empêché bien des gens de venir s'y faire
prendre, et je crois qu'ils sont allés dans les marchés et les
places pour y passer la nuit. J'ai vu de loin la lueur des
incendies, mais ils sont éteints maintenant. D'après tout ce que
j'ai entendu dire aux gens qui passaient et repassaient, ils ne
sont pas tranquilles et se montrent inquiets. Quant à Barnabé, dont
vous me demandez des nouvelles, je n'en ai pas entendu
parler ; je ne le connais pas même de nom, mais, par exemple,
il paraît qu'on a pris ici un homme qu'on a emmené à Newgate.
Est-ce vrai, est-ce faux ? je ne saurais
l'affirmer. »
Le trio d'amis, à cette nouvelle, délibéra sur
ce qu'ils devaient faire. Hugh, supposant que Barnabé pouvait bien
être entre les mains des soldats, et détenu en ce moment sous leur
garde à l'auberge de
la Botte
, voulait qu'on s'avançât
furtivement et qu'on mît le feu à la maison ; mais ses
compagnons, qui n'avaient pas envie de se lancer dans ces
entreprises téméraires tant qu'ils n'avaient pas un peuple
d'insurgés derrière eux, lui représentèrent que, s'il était vrai
qu'ils eussent attrapé Barnabé, ils n'avaient pas manqué de le
faire passer dans une prison plus sûre ; qu'ils n'auraient pas
été assez simples pour le garder toute la nuit dans un lieu si
faible et si isolé. Cédant à ces raisons et docile à leurs
conseils, Hugh consentit à revenir sur ses pas et à prendre le
chemin de Fleet-Market, où ils retrouveraient, selon toute
apparence, quelques-uns de leurs plus intrépides camarades, qui
s'étaient dirigés de ce côté-là en recevant le même avis.
La nécessité d'agir leur rendit une force
nouvelle et rafraîchit leur ardeur ; ils pressèrent donc le
pas sans songer à la fatigue qui les accablait cinq minutes
auparavant, et furent bientôt arrivés à destination.
Fleet-Market, à cette époque, était une longue
file irrégulière de hangars et d'appentis en bois qui occupaient le
centre de ce qu'on appelle aujourd'hui Farringdon-Street. Ces
constructions grossières, adossées malproprement l'une à l'autre,
empiétaient jusque sur le milieu de la route, au risque d'encombrer
la chaussée et de gêner les passants, qui se dépêchaient de se
tirer de là comme ils pouvaient, à travers les charrettes, les
paniers, les brouettes, les diables, les tonneaux, les bancs et les
bornes, coudoyés par les portefaix, les marchands ambulants, les
charretiers, par la foule bigarrée d'acheteurs, de vendeurs, de
voleurs, de coureurs, de flâneurs. L'air était parfumé de la
puanteur des herbes pourries et des fruits moisis, des rebuts de la
boucherie, des boyaux et des tripailles jetés sur le chemin. On
croyait alors qu'il fallait acheter par ces incommodités publiques
l'avantage d'avoir dans les villes certains commerces utiles, et
Fleet-Market exagérait encore la chose.
C'est en cet endroit, peut-être parce que ses
hangars et ses paniers pouvaient remplacer passablement un lit pour
ceux qui n'en avaient pas, peut-être aussi parce qu'il offrait les
moyens de faire, en
Weitere Kostenlose Bücher