Barnabé Rudge
ressemblant ?
– Eh ! mais… il est un peu trop
beau, dit M. Tappertit. Qui l'a fait ? Vous ?
– Moi ! repartit Dennis en
contemplant avec tendresse son image. Je voudrais bien avoir ce
talent. Cela fut sculpté par un de mes amis, qui n'existe plus. La
veille même de sa mort, il tailla cela de mémoire avec son couteau
de poche ! « Je mourrai bravement, dit mon ami, et mes
derniers instants seront consacrés à faire le portrait de
Dennis » Voilà ce que c'est.
– Voilà une drôle d'idée ! dit
M. Tappertit.
– Ah ! oui, une drôle d'idée !
répliqua l'autre en soufflant sur le nez de son image et le
polissant avec le manche de son habit, mais c'était aussi un drôle
de sujet… une espèce de bohémien… un des plus beaux hommes et des
mieux découplés que vous ayez jamais vus. Ah ! il me dit des
choses qui vous feraient joliment tressaillir, cet ami-là, le matin
du jour où il mourut.
– Vous étiez donc avec lui dans ce
moment-le ? dit M. Tappertit.
– Mais, oui, répondit Dennis avec un
regard singulier, j’y étais. Oh ! certainement que j'y
étais ! Sans moi, il ne serait point parti pour l'autre monde
aussi confortablement de moitié. Je m'étais trouvé avec trois ou
quatre membres de sa famille dans les mêmes circonstances.
C'étaient tous de beaux garçons.
– Ils devaient bien vous aimer, remarqua
M, Tappertit en lui lançant un coup d'œil oblique.
– Je ne sais pas s'ils m’aimaient bien,
en effet, dit Dennis avec quelque hésitation, mais ils m'eurent
tous auprès d'eux à leur décès. Aussi j'ai honte de leur
garde-robe. Ce foulard que vous voyez autour de mon cou appartenait
à celui dont je vous parle, celui qui fit ce portrait. »
M Tappertit regarda l'article désigné, et
parut se dire en lui-même que le défunt avait sur la toilette des
idées particulières, et qui dans tous les cas, n'étaient pas
ruineuses. Il n'en fit cependant pas tout haut la remarque, et
laissa son mystérieux camarade continuer sans interruption.
« Cette culotte dit Dennis en frottant
ses jambes, cette culotte même… elle appartenait à un de mes amis
qui a échappé pour toujours aux tribulations d'ici-bas : cet
habit aussi … j'ai souvent marché derrière cet habit, dans les
rues, en me demandant s'il ne me reviendrait pas quelque
jour ; cette paire de souliers a dansé une bourrée, aux pieds
d'un autre individu, devant mes yeux, une demi-douzaine de fois au
moins, et quant à mon chapeau, dit il en l’ôtant et le faisant
tourner sur son poing, Seigneur Dieu ! quand je pense que j'ai
vu ce chapeau monter Holborn sur le siège d'une voiture de louage…
ah ! bien des fois, bien des fois !
– Vous ne voulez pas dire que ceux qui
ont porté jadis ces objets soient tous morts, j’espère ? dit
M. Tappertit, s'éloignant un peu de lui en lui posant cette
question.
– Il n'y en a pas un qui soit en vie,
répliqua Dennis, pas un, depuis le premier jusqu’au
dernier. »
Il y avait quelque chose de si lugubre dans
cette circonstance, et qui expliquait d’une manière si étrange et
si horrible son habillement fané, décoloré, peut-être par la terre
des tombeaux, que M. Tappertit annonça brusquement qu'il
suivait un autre chemin, et s'arrêta tout court pour lui souhaiter
le bonsoir de tout son cœur. Comme ils se trouvaient près de
Old-Bailey [30] , et que M. Dennis se rappela qu'il
y avait des porte-clefs dans la loge du concierge avec lesquels il
pourrait passer la nuit à discuter sur des sujets intéressants pour
eux tous, sur quelque point de sa profession, au coin du feu, en
vidant le petit verre de l’amitié, il se sépara de ses compagnons
sans trop de regret, et ayant échangé une cordiale poignée de main
avec Hugh en lui donnant rendez vous pour le lendemain matin, de
bonne heure, à la Botte, il les laissa poursuivre leur route.
« C’est un drôle de corps, dit
M. Tappertit en observant le chapeau de feu le cocher de
fiacre descendre la rue avec un mouvement oscillatoire. Je ne peux
pas deviner ce qu’il est. Pourquoi donc n'a t-il pas des culottes
de commande comme tout le monde ? Qu'est-ce qui l’empêche de
porter des habits de vivant ?
– C’est un homme chanceux, capitaine,
cria Hugh. Je voudrais bien avoir des amis tels que les siens.
– J'espère toujours qu'il ne leur fait
pas faire leur testament pour les assommer ensuite, dit
M. Tappertit d'un air soucieux. Mais allons, les Bouledogues
Unis
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