Bataillon de marche
lesquels il ne supporte ni dérision ni mépris : Allah et la France. Lui-même est un Allemand, bien sûr, mais les nombreuses années passées à la Légion en ont fait un Français. Sous l’uniforme noir des soldats de char, il porte en écharpe un drapeau français, et dans sa poche de poitrine, avec son livret militaire, il a une petite photo d’un général français qu’il appelle « Mon général ». Le lieutenant Ohllsen dit que c’est la photo d’un général de chars français, Charles de Gaulle, qui conduit les forces françaises en Afrique. Heide en prit pour son grade un jour qu’il appela Charles de Gaulle un « merdeux du désert ». Le légionnaire tira son couteau maure et, avant que personne ait pu l’en empêcher, il avait tracé deux traits en croix sur le visage de Heide qui dut aller au plus vite se faire recoudre à l’infirmerie. On ne peut s’empêcher de rire lorsque Heide se met en colère, car les cicatrices rougissent ; il semble alors avoir une croix peinte sur son visage.
Le légionnaire avait ensuite déclaré :
– Appelez tous les officiers que vous voulez des cochons, mais pas un mot contre mon général. Personne n’est digne de prononcer son nom. Compris ?
A toute vitesse, les chars fuient sur la steppe, pardessus les tranchées détruites, les ruines, les taillis, les remblais. Tout ce qui se présente est écrasé. Assez loin devant nous sont les autres Tigres ; Barcelona seul est à nos côtés, dans son char submergé d’une grappe de fantassins et de blessés.
– Le pont, le pont ! murmure Alte.
Nous le savons. Tout dépend du pont. Si nous y arrivons après les Russes, nous sommes foutus. On file à toute allure le long du fleuve ; derrière le bois, la fumée d’un incendie monte vers le ciel : Lugansk brûle.
Et voilà un marais qui rend la situation encore plus désespérée. Le Tigre de Barcelona dérape ; les chenilles tournent à vide ; lentement, il s’enfonce de plus en plus profondément dans la boue insondable ; tout est inondé de fange ; on lui passe un câble, mais comme nous ne pouvons tirer que de biais, ça ne sert à rien ! on essaie par le côté, alors les canons plongent dans la mélasse qui bouillonne.
Alte appelle le régiment, et Mercédès donne l’ordre de faire sauter le char ; trois grenades et ça y est. Nous embarquons Barcelona avec son équipage, et Porta, en jurant, repart en huitième vitesse.
Tout autour de nous, les fantassins russes s’égaillent, terrorisés ; les chenilles éclaboussent de la terre et, à un tournant, nous tombons sur une batterie russe tirée par des chevaux ; les artilleurs fuient, le visage défiguré de peur, et les retardataires sont happés par les chenilles.
Peu après, c’est notre tour de claquer des dents : la vitesse diminue. Porta et Petit-Frère travaillent fébrilement, mais la vitesse diminue encore. Entre nous et le lieutenant Ohlsen, la distance s’accroît rapidement.
– Qu’est-ce qui se passe ? demandons-nous, la gorge serrée.
– Je ne suis pas une tireuse de cartes, gronde Porta qui pompe l’essence du réservoir.
Alte appelle le lieutenant Ohlsen. Pas de communication… Nous le voyons disparaître par-dessus la colline. Et tout à coup, le moteur a deux ou trois énormes ratés et se remet à tourner normalement ! Quelle musique… Quelle musique délicieuse ! Pour la même fois, Porta a sauvé le moteur ; on le bourre de tapes amicales qui trahissent notre soulagement…
– Tu es le meilleur mécanicien du monde, Porta.
Porta crache sans répondre ; il débraie et passe ses vitesses ; Petit-Frère joint les mains.
– On est des héros, on se bat jusqu’à la dernière cartouche. Heil Adolf ! Quelle déveine d’être né à temps pour la guerre à Adolf !
– C’est vrai, au fond, pourquoi est-ce qu’on se bat ? demande Barcelona Blom qui s’est couché sous le canon pour ne pas être dans nos jambes.
– Pisse là-dessus, gronde Petit-Frère. On ne se bat pas pour quelque chose, on se bat, c’est tout. Heil Petit-Frère, de saint Paul !
– On se bat pour ne pas être pendus, constate le Vieux. Tout simplement. C est ça, ou crever dans un camp, ou la potence. Battez-vous en héros, vous conservez une chance.
Dans un nuage de terre, nous atteignons le pont qui est défendu par une section de grenadiers russes, mais avant qu’ils aient pu dire « ouf », ils sont écrasés sous les chenilles. Deux Russes
Weitere Kostenlose Bücher