Bataillon de marche
betterave sautera !
Les infirmiers riaient d’un air entendu, et il ne s’était pas rendu compte sur le moment de l’allusion à la guillotine.
Il frissonna. Serait-il vraiment guillotiné ? Impossible. Un officier, on le fusillait. Un des gardiens qui l’avaient accompagné à Torgau assurait néanmoins que le grand couteau était ce qu’il y avait de plus agréable. Rapide comme l’éclair. Pas besoin de coup de grâce, ni qu’on s’y reprenne à deux fois, comme souvent avec les pendus. Le grand couteau, c’était toujours bien fait. Tell était fa vis du garde-chiourme expérimenté.
Le lieutenant faillit crier. Il se fourra les doigts dans la bouche. Il avait peur, atrocement peur. Quand viendrait-on le chercher ? On pouvait entendre des pas dans le couloir et des clefs qui tintaient soir les grilles de fer. Ce bruit résonnait longuement, vous tapait sur les nerfs, mais le gardien ne s’en doutait sûrement pas. C’était an soldat du front, un soldat des régiments disciplinaires qui avait vu et entendu bien autre chose que tout ce qui se passait à Torgau ! Lui et ses camarades de bataillon aillaient rester ici quelques mois pour une sorte de convalescence. Séjour appréciable : neuf heures de présence et la nuit libre. Comment comprendrait-il qu’un bruit de clefs rendait fou ?
Le jeune lieutenant d’artillerie aimait sa fiancée. Il n’avait aucune envie de la tuer. Comment, comment était-ce arrivé ? Les gens de la Kripo le traitaient d’assassin sexuel ; au conseil de guerre on avait hurlé en déplorant qu’on ne puisse l’exécuter dix fois.
Il lui avait arraché ses vêtements, ça il s’en souvenait. Car il était ivre, très ivre, mais tout de même pas ivre mort. A force d’être saoul, chose curieuse, il ne l’était presque plus. Tout cet alcool lui rendait l’esprit diablement lucide.
– Lâche-moi ! criait-elle. Lâche-moi, cochon !
Il se souvenait de ça aussi. Elle hurlait mais personne n’entendait. On criait tellement à cette époque4à que personne n’écoutait plus. C’était la faute de la guerre.
Elle lui avait donné des coups de pied dans les tibias et, malgré sa vive douleur, il avait ri et serré ses poignets avec plus de force.
– Lâche-moi !
Mais il ne l’avait pas lâchée. Elle se battait comme une furie, comme un fauve, en le traitant de cochon, de sauvage, de juif. C’étaient les trois pires insultes de son répertoire. Elle lui donnait des coups de poing dans la figure. Cela devenait sérieux. Un grand vase de Sèvres, cadeau des Français, était déjà en miettes. Un autre suivit, un Dresde bleu, puis un miroir, puis des verres en masse. Il était fou. Il ne se souvenait plus de rien. Même pas d’avoir piétiné la verrerie, ni de lui avoir arraché les cheveux, égratigné la poitrine, de l’avoir renversée par terre ; ni d’avoir tiré au revolver sur le portrait du Kaiser. Deux fois touché au front. Il ne se souvenait pas non plus d’avoir crié de douleur quand elle le griffait au visage, ni de lui avoir mordu le cou.
Il léchait le sang comme un furet affamé, son propre sang qui coulait sur son visage, et son sang à elle qui giclait du cou.
Elle gargouillait. Un drôle de gargouillement irréel, et ne se défendait plus. Elle était devenue toute molle. Il l’embrassait brutalement, sauvagement, avec le goût du sang dans sa bouche, un goût douceâtre.
Il fut pris d’une drôle d’ivresse, se redressa, et regarda stupéfait autour de lui. Puis il se remit à l’embrasser mais elle restait bizarrement couchée, dans une position grotesque.
Et soudain il se mit à pleurer. Les larmes l’aveuglaient, il ne comprenait rien. Il prit Else dans ses bras. La tête retomba en arrière d’une manière peu naturelle, comme celle d’une poupée cassée. Il y avait du sang partout, des verres brisés, et du sang, du sang noir coagulé. Le sang avait poissé ses cheveux à elle. Il laissa le corps retomber et s’écroula à genoux à côté d’elle, pressant ses mains contre son visage. Il sanglotait, il criait :
– Else, ce n’est pas possible ! Else, dis quelque chose ! Je te promets de ne plus rien faire !
Il l’avait relevée, la pressait contre lui :
– Else, pour l’amour de Dieu, parle-moi !
Tout à coup, la terreur l’envahit :
– Else, tu n’es pas morte ? Serais-tu morte ?
Il rit d’un rire qui se mua en un ricanement.
– Else, tu vis ! N’oublie pas la fête
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