Bataillon de marche
indifférent. Il n’est pas à nous.
– Jésus Marie, je le sais bien ! Mais l’assassin est à nous, et il est là. – Il montrait Lindenberg effondré sur l’escabeau de sa cellule, la tête entre ses mains. – Bon Dieu ! qu’est-ce qu’il faut faire ? gémit-il avec désespoir.
– Tu veux dire « que tu fasses ? », dit Porta avec ravissement. C’est toi le sous-off, pas nous. Nous, on est des subordonnés sans responsabilité. – Il alluma lentement une cigarette et contempla avec intérêt la pancarte rouge « Défense de fumer ». – Tu es dans la merde, Julius. Jern Gustav va déranger ton sommeil cette nuit.
– Je n’admets pas que tu fumes ! cria Heide qui frappa le lourd revolver installé sur ses hanches.
– Et après ? T’enfle donc pas. Avant qu’on ait le temps de dire ouf, tu seras aussi en taule, et ce sera Petit-Frère qui te conduira aux chiottes.
– Y a pas de quoi plaisanter ! gronda Heide. – Il se tourna vers Petit-Frère qui entamait une conversation animée avec Lindenberg – Toi là-bas, je t’ordonne… – Il appuya sur le mot « ordonne » – de disparaître au secrétariat de la section et d’annoncer à Dorn que Lindenberg a refroidi le Gustav. Va, Petit-Frère avant que je ne me mette vraiment en colère. J’oublierai que deux fois tu as refusé d’obéir.
Petit-Frère avait tiré de sa poche un bout de saucisson. Avec conscience, il en brossa les brins de laine qui y restaient attachés, partagea le morceau en deux et en tendit la moitié à Lindenberg ; puis il se tourna vers Heide, lequel lentement devenait cramoisi.
– Ce que tu peux causer !
– File, grosse merde ! rugit Heide hors de lui. Et cesse de bâfrer ! Tu es de service, par le diable ! Ver de terre, saucisson ! – Et comme il ne trouvait plus d’insulte suffisante, il bafouilla : – Obergefreiter Creutzfeld, ne m’énerve pas au point que j’oublie que nous mous connaissons !
– Va pisser ! dit tranquillement Petit-Frère en engouffrant sa dernière bouchée.
Heide ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois, mais pas un son ne passa sur ses lèvres. Il ne savait plus au monde ce qu’il lui fallait hurler.
– Vaudrait mieux que tu te magnes le train, insinua Porta qui se dirigea au petit trot dans la direction des cabinets, bientôt suivi par Petit-Frère. Tout ça finira par faire du vilain.
– J’suis joliment content de ne pas être sous-off, renchérit le géant d’un air préoccupé.
Ils s’installèrent chacun sur un seau et entamèrent une partie de 17-4.
– Le Julius voudrait bien voir ses ficelles au diable en ce moment. Bonne chose qu’on soit considéré comme trop bête pour faire un juteux. Pas de responsabilité. Considéré comme idiot. Ne comprend rien. Tout expliquer trois fois. Atout Porta, la vie est belle !
– Tu as triché, dit Porta qui se mit à examiner les trois as de Petit-Frère.
Le géant fit semblant d’être indigné :
– C’est des choses à prouver. On ne peut pas avoir autant de chance sans tricher. Bon, ça ne fait rien, je te pardonne.
Ils jouèrent un moment en silence, mais le cœur n’y était pas ; les pensées de Porta restaient fixées sur le meurtre. Que l’histoire pût être dangereuse, il n’y avait à cela aucun doute. Mieux valait canaliser la réaction des geôliers sur un seul homme. Il regardait Petit-Frère et remarqua que les minuscules yeux perçants devinaient ses pensées.
– Joseph Porta je te le dis d’avance. Compte pas sur moi. Je ne peux pas supporter de paraître devant le monde.
Porta hocha la tête, il comprenait. Ça ne marcherait pas avec Petit-Frère. Il pensa un instant à lui-même, mais se persuada vite que c’était complètement impossible. Alors il y avait Steiner. Non, c’était un crétin qui ne saurait pas se faufiler au milieu des requins. Julius Heide ? Il lui souhaitait mille morts, mais malgré tout c’était un camarade et le Dorn en avait tout particulièrement après lui en ce moment.
Porta jeta les cartes et claqua des doigts :
– Je sais ! Petit-Frère écoute bien, on va s’en sortir. Tu galopes chez le Vieux, tu lui racontes ce qui s’est passé, et tu lui diras de ma part qu’il envoie Barcelona Blom chez Dorai pour le rapport. T’as compris ? – Il secouait le géant par le pan de sa tunique grise. Les yeux de celui-ci tourneboulaient. On pouvait presque l’entendre penser.
– Suis pas tellement d’accord.
Weitere Kostenlose Bücher