Berlin 36
salut nazi
Werner Seelenbinder n’avait pas la corpulence des sumos, mais un corps nerveux et musclé qui lui permettait d’échapper facilement à l’étreinte de ses adversaires. Le dos voûté, les jambes fléchies, le lutteur commença par jauger son rival, puis, se décidant, se jeta sur lui, le déséquilibra et le plaqua au tapis. Les juges, unanimes, le déclarèrent vainqueur. Werner ferma les yeux. Il venait d’être sacré champion d’Allemagne : ce titre couronnait des années d’efforts, d’entraînement et de souffrances. Sentant les larmes lui monter aux yeux, il les réprima. « Un lutteur qui pleure, ce n’est pas sérieux », se dit-il. L’hymne national de son pays retentit. Escorté par ses adversaires arrivés deuxième et troisième, il monta sur la première marche du podium, mais, contrairement à eux, ne fit pas le salut nazi. Dans les tribunes, les spectateurs se regardèrent, interloqués par le culot du vainqueur. Les officiels présents s’étranglèrent de rage : comment donc ce sportif osait-il défier le régime d’Adolf Hitler qui, en cette année 1933, venait de prendre le pouvoir ? De notoriété publique, Seelenbinder était communiste et ne portait pas le Führer dans son coeur. Mais était-ce une raison pour mêler sport et politique ?
Le soir même, alors que Werner prenait sa douche chez lui, il entendit un bruit de verre brisé. Le lutteur enfila rapidement son caleçon et se rua hors de la salle de bains. Il vit son père accroupi dans le vestibule, la tête entre les mains, figé par la peur.
— Que se passe-t-il, papa ?
— Les SA nous bombardent de projectiles !
— Les SA ? Pour quelle raison ?
— A cause de ton refus de faire le salut nazi, sans doute, répondit M. Seelenbinder d’une voix altérée.
Fou de rage, le lutteur ouvrit violemment la porte. Les SA qui encerclaient la maison sursautèrent : ils ne s’attendaient pas à voir le colosse sortir de sa tanière. Profitant de leur surprise, Werner se jeta sur eux et les terrassa l’un après l’autre. Deux individus tentèrent de le ceinturer. Mal leur en prit : il les plaqua contre le sol comme ses adversaires du matin et les assomma d’un coup de poing terrible. Jugeant qu’ils n’étaient pas de taille à lui tenir tête, les SA détalèrent sans demander leur reste.
— Tu es blessé ? balbutia son père, toujours livide.
— Non, non, ça va. Ces voyous ne savent pas à qui ils ont affaire !
— Werner, reprit M. Seelenbinder en se relevant, j’ai à te parler.
— Je sais, papa, je sais ce que tu vas me dire. Tu penses que je devrais mettre en sourdine mes activités politiques pour me consacrer au sport. Je te réponds tout de suite : c’est impossible ! Je suis communiste et fier de l’être ! Le sport est pour moi un acte de résistance contre les nazis, tu comprends ?
— Je ne suis pas tranquille, Werner. Reste loin de la politique, elle ne t’attirera que des ennuis, crois-moi.
Le lutteur respectait son père au plus haut point. Il savait tous les sacrifices qu’il avait consentis, avant de se retrouver au chômage, pour lui permettre de s’adonner à sa passion et lui assurer une vie digne. Mais il ne pouvait lui révéler qu’il était allé trop loin dans son engagement politique et qu’il faisait partie de l’Uhrig Group, une association de communistes berlinois fondée par Robert Uhrig, un ouvrier de l’usine Osram à Berlin-Moabit, qui militait en secret contre le nazisme et se trouvait en contact étroit avec le Red Sports International – une organisation communiste sportive disposant d’une section très active au Danemark. Il l’embrassa sur le front et alla s’habiller.
Huit jours plus tard, on frappa très tôt à la porte des Seelenbinder. Werner, qui, comme chaque matin, faisait des exercices de musculation, ouvrit. Un homme en imperméable noir se tenait sur le seuil. Tout dans sa physionomie, du crâne rasé aux yeux globuleux, lui donnait un aspect démoniaque. « La Gestapo », songea le lutteur en frissonnant.
— Je suis l’inspecteur principal Baumeister, veuillez nous suivre, assena l’énergumène, confirmant les soupçons du jeune homme.
Pourquoi parlait-il au pluriel ? Werner regarda par-dessus l’épaule de l’inspecteur. Dans la rue, trois BMW noires attendaient, bondées de policiers armés. Avertie de l’incident avec les SA, la Gestapo avait préféré prendre ses
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