Bombay, Maximum City
mégalopoles est un phénomène asiatique : onze des quinze plus grandes villes du monde se trouvent en Asie. Pourquoi les Asiatiques aiment-ils tellement vivre en ville ? Peut-être apprécions-nous plus que d’autres le contact de nos semblables…
L’Inde n’est pas un pays surpeuplé. La densité de la population y est plus basse que dans bien des pays qu’on ne range pas dans cette catégorie. En 1999, on dénombrait moins de 310 habitants au kilomètre carré en Inde, contre 340 en Belgique et 390 aux Pays-Bas. En Inde, la surpopulation touche uniquement les villes. Singapour compte 6 590 habitants au kilomètre carré ; Berlin, la plus peuplée des villes européennes, 2 940 seulement. En 1990, la densité de population moyenne de l’aire urbaine de Bombay s’établissait à 4 200 personnes au kilomètre carré. Dans certains quartiers du centre, elle approche actuellement les 400 000 personnes. C’est en vain qu’on chercherait ailleurs sur la planète un endroit où se massent autant d’individus. Ils ne se répartissent évidemment pas de façon homogène sur l’île. Les deux tiers s’entassent sur cinq pour cent à peine de la superficie totale, tandis que le tiers des plus riches ou des mieux protégés par les baux locatifs monopolisent les quatre-vingt-quinze pour cent restants.
Il y a cinquante ans, c’est dans les zones rurales qu’il fallait aller pour voir l’Inde active. En 1950, les paysans contribuaient pour soixante et onze pour cent au produit intérieur brut. Aujourd’hui ce dernier dépend à soixante pour cent des villes ; celle de Bombay verse à elle seule trente-huit pour cent des impôts prélevés par l’État. Sa surpopulation est due à l’appauvrissement des campagnes : les jeunes qui rêvent d’avenir prennent le premier train à destination de Bombay pour vivre sur le trottoir. Réglez le problème des campagnes et du même coup, heureuse retombée, vous réglerez le problème des villes.
« Bombay est un oiseau d’or », m’a confié un vieillard logé dans un taudis sans eau ni toilettes pour m’expliquer pourquoi il était venu ici et pourquoi la ville continuait d’attirer les foules. La bouteille de dom pérignon qu’on vous sert au Bayview, le bar de l’hôtel Oberoi, coûte une fois et demie le revenu annuel moyen ; et quarante pour cent des logements de Bombay n’ont pas l’eau potable. Un autre de mes interlocuteurs disait les choses autrement : « Personne ne crève de faim, à Mumbai. » La déclaration est à prendre au pied de la lettre : on meurt toujours de faim dans d’autres parties du sous-continent. Ici, les centres d’amaigrissement se comptent par centaines. Selon un diététicien qui travaille dans l’un d’eux, les mannequins de mode sont à la limite de l’anorexie. C’est ainsi que les Bombayites se démarquent du reste de leurs compatriotes. « Dans toutes les classes sociales de Bombay, m’a raconté ce diététicien, il y a plus de gens désireux de perdre du poids que d’en prendre. »
Bombay est la plus grosse ville de l’Inde, et la plus dissolue, la plus riche. Elle pourrait servir de cadre à ce passage du dixième chant de La Bhagavad-Gita où le dieu Krishna célèbre sa magnificence :
Je suis la mort qui détruit tout
Et l’origine des choses encore à venir […]
Je suis l’argent joué par les gredins
La splendeur des splendides.
Bombay est une maxi-ville, à tous égards excessive.
LE PAYS DU NON
« Je pourrais brancher le gaz chez moi ?
— Non.
— Avoir une ligne de téléphone ?
— Non.
— Inscrire mes enfants à l ’ école ?
— Impossible.
— J ’ attends des colis des États-Unis. Ils sont arrivés ?
— Je n ’ en sais rien.
— Vous pouvez vous renseigner ?
— Non.
— Je pourrais réserver une place de train ?
— Non. »
L ’ Inde est le Pays du Non. Le non y a valeur de test d ’ entrée. Il faut le dépasser, franchir cette Grande Muraille indienne qui protège le pays des invasions étrangères. Traquer le non sans répit et l ’ anéantir, tel est le défi à relever. Dans la tradition d ’ enseignement guru-shishya (de précepteur à disciple), chaque fois qu ’ il essaie d ’ approcher du maître le novice essuie une rebuffade. Puis vient le moment où le maître, cessant de lui opposer des refus sans pour autant acquiescer à ses demandes, tolère sa présence. Au bout d ’ un certain temps, il
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