Bombay, Maximum City
passaient quotidiennement, où la neige ne s’amoncelait pas sur les trottoirs, où les conditions de circulation étaient prévisibles, les rames de métro fréquentes et climatisées. Il y avait des fêtes à tous les coins de rue.
Cela étant, dès que nous commencions à nous sentir à l’aise quelque part, nous déménagions. Dès que nous étions intégrés dans un quartier, dans un groupe, nous éprouvions le besoin de nouer de nouvelles connaissances ailleurs. Pour l’heure c’est en Inde que nous partions, et pas en touristes ni pour aller voir la famille. À part un oncle à Bombay et des tantes à Ahmadabad et à Kanpur, je n’ai quasiment plus de parents proches en Inde. Ils ont tous émigré, les uns en Amérique, les autres en Angleterre. L’Inde représentait pour moi le Nouveau Monde – et Bombay, la terre promise des marins.
Chaque fois qu’au retour d’une virée à l’île d’Elephanta, je découvre la pièce montée du vieil hôtel Taj, le pastiche de gratte-ciel auquel ressemble le nouveau et, au premier plan, la Porte de l’Inde, j’ai comme le souvenir atténué de ces battements de cœur que devaient éprouver les voyageurs européens qui, au fil des siècles, ont accosté en Inde. Au terme de mois en haute mer, après le cap de Bonne-Espérance et les mille périls, les tempêtes et les maladies auxquels ils avaient réchappé, ils franchissaient la porte massive donnant accès au sous-continent. Sûrs de rencontrer là des tigres, des sorciers, des famines. Une halte rapide, un bref arrêt, le temps de prendre un bain et de s’octroyer quelques heures de sommeil sur la terre ferme avant d’embarquer, dès le lendemain à l’aube, dans le train qui mène vers l’Inde véritable, l’Inde des villages. Personne, à l’époque, ne revenait à Bombay pour y vivre ; ce n’était qu’une escale entre enfer et paradis. On ne faisait que passer à Bombay.
En 150 avant J. -C., Ptolémée avait baptisé le site Heptanesia, la Cité des Sept îles. Après lui, les Portugais l’appelèrent Bom Bahia, Buon Bahia ou Bombain, ce qui dans leur langue signifie « la bonne baie ». En 1538, ils le surnommaient aussi Boa-Vida, l’île de la Belle Vie, pour la beauté de ses arbres, son abondance en gibier et en nourriture. Une autre histoire sur le nom de Bombay vient de Mubarak Shah, le sultan Qutb-ud-din qui régnait sur les îles au XIV e siècle ; il fut transformé en démon, Mumba Rakshasha, pour avoir ordonné la destruction des temples. Les hindous eux-mêmes avaient plusieurs mots pour désigner l’archipel : Manbai, Mambai, Mambe, Mumbadewi, Bambai, et le Mumbai d’aujourd’hui. Comme les gangsters et les putains, la ville a de nombreux pseudonymes. Les maîtres de ce petit essaim d’îles se sont succédé par vagues : d’abord des pêcheurs hindous, puis des souverains musulmans, et les Portugais, les Britanniques, les hommes d’affaires parsis et gujeratis, les sheths {13} (auxquels se joignirent par la suite les Sindhis {14} , les Marwaris et les Penjabis), jusqu’à ce qu’enfin l’État de Bombay soit repris en main par les Marathes, les autochtones du coin.
Quiconque survole Bombay et voit la ville d’avion (en écartant le pouce et l’index selon un angle de trente degrés on a la forme de son plan) doit admettre qu’elle est magnifique : la mer la baigne de toutes parts, des palmiers bordent les rivages, les flots reflètent la lumière du ciel. Bombay possède un port et des anses, des criques, des rivières et des collines. Vues d’en haut, ses possibilités subjuguent. À terre, c’est différent. Mon petit garçon l’a remarqué. Nous avions pris une voiture à Bandra Réclamation, et en cours de route il s’est soudain écrié : « Regardez ! D’un côté c’est des villages, de l’autre des immeubles. » Les bidonvilles lui apparaissaient précisément pour ce qu’ils sont : des villages dans la ville. Le choc visuel que procure Bombay tient à cette juxtaposition, et il est très vite suivi par une série de répliques violemment perçues par les autres sens : le vacarme de la circulation, d’autant plus assourdissant qu’on roule vitres ouvertes dans ce pays chaud ; l’odeur de poisson pestilentielle des castagnoles mises à sécher à l’air libre ; l’inévitable contact moite avec tous les corps bruns qui se pressent dans les rues ; le goût cuisant du chutney à l’ail généreusement tartiné sur le
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