Bombay, Maximum City
compris que j’étais amoureux. Être épris d’une femme aussi belle faisait de moi un individu.
Le lendemain, fou d’amour, je l’ai emmenée à la plage de Juhu. Les vagues qui lui léchaient les pieds la rendaient langoureuse, vulnérable. Je l’ai enlacée et elle a posé la tête sur mon épaule. Au troisième rendez-vous nous nous sommes retrouvés au Sangam Bar d’où l’on a une belle vue sur la mer d’Oman – l’endroit où, je l’ai appris par la suite, mon père avait courtisé ma mère et mon oncle invité ma tante –, et à la septième bière (London Pilsner) j’ai demandé sa main à Sunita. Elle a éclaté de rire.
Dans la cour de récréation de son école de New York, Gautama, mon fils aîné, se tenait sur la défensive, à l’écart des autres enfants. Il leur décochait des sourires en se balançant d’un pied sur l’autre, mais lorsqu’ils lui souriaient à leur tour et s’approchaient pour essayer de l’intégrer à leurs groupes, il s’éloignait d’eux, courait vers moi, gardait ses distances. Très tôt dans sa vie, beaucoup trop tôt, Gautama a pris conscience de sa différence.
C’est moi qui, le jour de la rentrée, l’ai emmené pour la première fois à la maternelle située à la bifurcation de la 14 e Rue. Tous les bambins de deux ans parlaient anglais, sauf mon fils. Nous avions fait le choix de l’élever dans notre langue, le gujerati. En classe, la maîtresse a commencé une activité et expliqué aux enfants qu’il fallait lever la main avant de parler ; ils ont chanté des chansons. Incapable de suivre, Gautama était malheureux et cela me bouleversait. « Il parle pas », disaient de lui les gosses de l’immeuble. Lui les regardait en espérant en vain qu’ils l’inviteraient à jouer. Quand il descendait au jardin manger son bol de khichdi {12} – qui dans la bouche des Britanniques est devenu le kermesse – la petite voisine d’en face faisait « Beurk ! » Tel était, un demi-siècle après la fin de l’empire, l’effet du colonialisme sur mon fils : le persuader que la langue de ses parents était innommable, la nourriture que nous lui donnions, immangeable.
Puis le cadet, Akash, vint au monde. L’idée de rentrer avec les enfants nous obsédait, Sunita et moi. Il fallait, pensions-nous, leur donner la chance de vivre dans un pays où ils seraient comme tout le monde. Où nous pourrions aller au restaurant, même dans une petite ville, sans que tous les regards se braquent automatiquement sur nous. En Inde, les garçons grandiraient en confiance ; ils apprendraient, mais autrement, qu’ils étaient uniques, chacun à sa façon, et leur personnalité s’épanouirait. Le pays qu’on a quitté n’est pas un bien de consommation. Manger sa cuisine, regarder ses films à la télé ne suffit pas à le restituer. Vient le moment où il faut se décider à repartir vivre là-bas. Tôt ou tard, le rêve du retour doit se vivre les yeux ouverts. Où revenir, cependant ? À mon Bombay, au Madras de Sunita, dans un coin superbe de l’Himalaya où la vie serait moins chère ? En 1996, j’avais passé deux mois à Bombay pour me documenter sur les affrontements entre hindous et musulmans. Jamais je n’avais séjourné aussi longtemps dans cette ville depuis mon départ, et je m’y étais senti si bien. Sunita pourrait y reprendre ses études, terminer sa maîtrise. Il existe plus d’un Bombay ; c’est pour trouver le mien que j’ai eu envie d’écrire ce livre.
Un soir, peu de temps avant de quitter New York, je suis passé comme souvent chez le marchand de journaux du quartier. Jusque-là, je n’avais jamais échangé deux mots avec lui. J’ai pris un magazine, et au moment où je le posais devant la caisse je me suis rendu compte que j’avais oublié mon portefeuille.
« Je reviens tout de suite, ai-je dit en m’excusant.
— Prenez-le, vous me paierez plus tard, a répondu l’homme. Je vous connais. »
Je suis sorti de là sur un petit nuage. Cinq ans que je vivais dans l’East Village, et j’y étais chez moi ! On est chez soi là où le commerçant du coin vous fait crédit. New York a connu une vraie renaissance depuis que Giuliani en est le maire. La ville que nous allions laisser derrière nous était une ville sûre, où en sortant de boîte à quatre heures du matin on pouvait encore croiser des gens dehors, des couples, des amoureux. Une ville qui tournait rond, où les bennes à ordures
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