Bombay, Maximum City
commence à lui assigner des tâches serviles destinées à le dégoûter. Ce n ’ est que si l ’ élève s ’ accroche et supporte toutes ces phases de rejet qu ’ il sera enfin jugé digne de recevoir la connaissance sublime. L ’ Inde n ’ est pas un pays pour touristes. Elle ne se révèle qu ’ à ceux qui y restent envers et contre tout. Le « non » risque de ne jamais se transformer en « oui » , mais à la longue on apprend à ne plus poser de questions.
« Vous croyez que je vais trouver un appartement à louer dans mes moyens ?
— Non. »
Moi qui débarque de New York, je suis pauvre, à Bombay. Dans les quartiers Sud où j ’ ai vécu enfant, un coquet deux-pièces se loue deux mille trois cents euros par mois, plus cent cinquante-huit mille euros de caution, sans intérêt et restituable en roupies. Pourtant les prix de l’immobilier viennent de chuter de quarante pour cent ! Je surprends cette conversation au téléphone, entre un agent immobilier et un autre, représentant le propriétaire d’un appartement que je dois visiter : « Mais l’intéressé est américain, il a un passeport américain, un visa américain. Sa femme a un visa britannique… Quoi ?… Oui, il est d’origine indienne. » Il raccroche et, désolé, me déclare : « Il ne loue qu’aux étrangers. » Ainsi que me l’a expliqué un autre de ses collègues, en effet, « les Indiens ne veulent pas louer aux Indiens. Les choses seraient différentes si vous étiez cent pour cent blanc ». J’y vois au moins un signe que mon passeport ne change rien à rien. Même à l’autre bout du monde je continue à faire partie de la multitude des voyous basanés. À Varanasi {17} , je me suis vu refuser l’entrée d’une auberge de jeunesse pour des motifs similaires : je suis un Indien, un violeur potentiel de femmes blanches.
La Terre est ronde, mais l’envie d’en faire le tour ramène toujours au point de départ. « Tu peux chercher partout, mais je te garantis que tu vas t’installer à Dariya Mahal », m’avait prédit mon oncle. Pourtant, il ne me disait rien, cet appartement que j’étais allé visiter dès qu’on me l’avait proposé. J’y suis retourné et il ne m’a pas plu davantage. Il me semblait néanmoins que je ne pourrais jamais vivre ailleurs à Bombay. L’univers est téléologique. J’ai grandi dans le troisième des immeubles bâtis autour du palais. Mon grand-père habitait dans le premier. Et maintenant je vis dans le deuxième, histoire de boucler la boucle. Le temps fantôme et le présent sont sans limites. C’est là qu’une brute m’a tabassé, là que j’ai rencontré la femme de ma vie à Holi {18} , ici les hommes forment des pyramides pour casser le pot au trésor, à cet endroit la mystérieuse caravane Néfertiti s’arrêtait à chacun de ses passages. Un de ces jours, je le crains, en entrant ou en sortant je vais tomber sur l’inconnu que je porte en moi. Le cadavre inhumé dans son sépulcre de chair va surgir et me sauter dessus par-derrière.
L ’ employé qui travaille dans le bureau de mon oncle et avec qui j ’ ai joué petit – il habitait Dariya Mahal 3 – dit de Dariya Mahal 2 qu ’ il est « cosmopolite » . Les agents immobiliers de Nepean Sea Road qualifient ainsi les immeubles où les Gujeratis ne sont pas majoritaires. Dans leur bouche, l ’ adjectif n ’ a rien de flatteur. « Cosmopolite » désigne tout le monde en dehors des Gujeratis et des Marwaris. Il s ’ applique indifféremment aux Sindhis, aux Penjabis, aux Bengalis, aux catholiques et à Dieu seul sait qui. Des non-végétariens. Des divorcés. Les « cosmopolites » me fascinaient, quand j ’ étais enfant. Leurs filles, inaccessibles aux garçons comme moi, me paraissaient plus belles. Les Gujeratis parmi lesquels j ’ ai grandi étaient tous « petits et doués pour le commerce » , conformes au stéréotype dont parlait Nehru. La paix des familles gujeraties repose sur l ’ absence de tension sexuelle ; l ’ espace familial est une oasis à l ’ abri de toute forme de luxure. C ’ est en vain qu ’ on chercherait en Inde une communauté plus strictement végétarienne et moins martiale. Les Gujeratis prennent la vie du bon côté. Contre vents et marées, tremblements de terre et faillites, à la question « comment ça va ? » ils répondent presque systématiquement « le moral est bon » .
Nous
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