Bombay, Maximum City
plupart des jaïns : réservés, sobres, végétariens, ils ne touchent pas à l’alcool et ne jurent que par la monogamie. Dans les fêtes, pour autant qu’ils y aillent, on repère à tout coup ces buveurs de Coca en chemise blanche et pantalon noir. Ils n’ont pas de maîtresse, ils respectent les liens sacrés du mariage et ils élèvent bien leurs enfants. Leurs choix en matière de décoration dénotent cependant une certaine extravagance qui s’exprime sans retenue dans l’appartement que je loue. L’énorme lampe en porcelaine qui écrase le salon est décorée de trois nymphes grecques batifolant, à moitié nues, et se tenant chacune par un sein, tandis qu’une pluie de feuilles en cristal éblouissantes dissimule pudiquement leurs visages. Des filets d’or véritable courent sous le plateau en verre de la table sur laquelle nous prenons nos repas, elle-même flanquée de deux autres lampes, l’une en forme de poire géante, l’autre de monstrueuse fraise rose, qui sitôt allumées se mettent à briller d’une vie intérieure fructueuse. Un lustre agrémenté de feuilles roses pend au-dessus des canapés tapissés de rouge vif – et autrefois munis de cordelettes à pompons dorés que les enfants se sont empressés d’arracher. Fidèle à cet esprit végétal, la chambre parentale s’orne au plafond de deux grosses branches dorées dont les feuilles gigantesques abritent des ampoules de cent watts ; des lianes exubérantes d’un vert vif grimpent à l’assaut de la penderie ; quand on ouvre les portes, la vue se trouble devant la cascade impétueuse peinte à l’intérieur des battants. Sur le miroir de taille impressionnante, un soleil jette des rayons tentaculaires à la surface de la glace. Le miroir de l’autre chambre est une éruption galactique d’étoiles bleues ; des vitraux décorés de vagues turquoise, rouges et vertes garnissent les petites fenêtres. De jour comme de nuit, l’ensemble est affreusement discordant.
Petit à petit, le logement prend forme. Les propriétaires y ont laissé une partie de leurs affaires. Les placards regorgent de divinités hindoues et jaïns. Nous les entassons dans des tiroirs, disposons les nôtres sur une étagère du bureau. Contre l’avis de notre bailleur, nous décrochons le lustre rose, puis la lampe grecque. Il est blessé quand nous lui parlons de cette dernière. « Quand vous avez déposé le lustre, je n’ai rien dit, mais la statue, ça je n’apprécie pas. » J’explique que ce n’est pas son goût que je remets en cause ; j’ai seulement voulu protéger le chef-d’œuvre contre de possibles funestes projets des enfants.
Chaque jour l’appartement est nettoyé et astiqué de fond en comble. Nous nous sommes familiarisés avec le système de caste du petit personnel. La bonne à demeure ne fait pas les sols : cette tâche incombe à « l’indépendante ». Ni l’une ni l’autre ne touchent aux toilettes, domaine exclusif d’un bhangi {21} qui n’a pas d’autres compétences. Le chauffeur ne lave pas la voiture ; ce serait empiéter sur les fonctions du gardien de l’immeuble. Notre modeste logis grouille en permanence de serviteurs, de subalternes. Tous les matins nous sommes réveillés à six heures, par la dame affectée au ramassage des poubelles qui vient chercher les déchets de la veille. À partir de là, c’est un défilé continu : il y a le laitier, le livreur de journaux, l’affûteur de couteaux, le récupérateur de papiers et de bouteilles, la masseuse, le réparateur du câble… Tous les services du monde livrés à domicile, dès potron-minet.
Millimètre par millimètre, la montagne se déplace. Les prises de terre ont été posées, la télé est branchée sur le câble et nous avons des lignes de téléphone à l’américaine. D’ici peu nous aurons accroché des rideaux et nous pourrons aller et venir tout nus, le test ultime pour se sentir vraiment chez soi. Nous nous sommes entendus avec un vendeur de noix de coco : tous les matins il nous apportera du jus de coco frais. Les éléments du luxe et de la volupté se mettent en place. Nous boirons du jus de coco au petit déjeuner et du vin au dîner. Le soir où j’utilise la cuisine pour la toute première fois, j’en tire un repas italien : farfalle aux champignons et tomates séchées, salade de poivrons, oignons blancs, tomates et concombres. Nous l’accompagnons d’un vin blanc des Sahyadris (un chardonnay
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