Bombay, Maximum City
vadapav {15} avalé à l’arrivée, sous l’emprise du décalage horaire.
Sitôt surgi de terre, Bombay devint le centre d’une culture unique en Inde. Tout y est affaire de transaction – dhanda {16} . Cité marchande dès l’origine, porte ouverte sur le reste du monde, Bombay accueille à bras ouverts les négociants de tout poil. Gerald Aungier, qui fut gouverneur de la Compagnie des Indes de 1672 à 1675, lui octroya les libertés de culte et de circulation, rompant ainsi avec la politique féodale et religieuse des Portugais. Devenue port franc au sens plein du terme, la ville put alors prospérer. Quand la guerre de Sécession américaine priva l’Angleterre de ses approvisionnements en coton, Bombay s’engouffra dans la brèche et, en cinq ans, de 1861 à 1865, les recettes tirées de cette culture augmentèrent de quatre-vingt-un millions de livres. En 1869, avec l’ouverture du canal de Suez qui diminua de moitié les temps de transport dans l’empire, Bombay put se targuer d’être pour de bon la porte de l’Inde et supplanta Calcutta au rang de ville la plus riche des Indes. La ruée date de là : des foules venues de toutes les régions du sous-continent, de l’autre bout de la terre, accoururent à Bombay : Portugais, Moghols, Britanniques, Gujeratis, Parsis, Marathes, Sindhis, Penjabis, Biharis… et Américains.
Sur la carte de la Région métropolitaine de Mumbai publiée par l’Office de développement régional, la mention « côte Ouest de l’Inde » s’inscrit en travers des territoires situés au-delà de la limite orientale. Cette étonnante imprécision cartographique a en fait son importance et sa validité, car Bombay n’a effectivement commencé à se penser en ville indienne qu’à la fin du XIX e siècle. Aujourd’hui encore, certains préféreraient d’ailleurs qu’elle jouisse d’un statut de ville-État, comme Singapour. « Oh, soupirent-ils, vous imaginez si on était comme Singapour ! » Alors Bombay ne serait plus obligé de traîner le boulet indien, et ils s’en réjouissent comme un jeune couple qui viendrait enfin de perdre la tante grabataire logée et soignée chez lui pendant un temps infini. Il en coûte d’établir des liens entre une ville et son arrière-pays. Les affrontements entre hindous et musulmans de 1992-1993, les attentats à la bombe qui ont frappé Bombay et les avions venus s’écraser sur le World Trade Center en 2001 ont chamboulé, en même temps que les paysages urbains, une certaine vision de la géographie : l’idée que ces îles-villes pouvaient vivre isolées des terres qui les jouxtent à l’est – l’Inde, dans le cas de Bombay, et le reste du monde dans celui de New York. Tout cela, nous semblait-il alors, ne nous concernait que de très loin.
La Porte de l’Inde, massive structure ogivale en basalte jaune surmontée de quatre tourelles, fut érigée en 1927 pour commémorer l’arrivée à Bombay, seize ans plus tôt, du roi George V ; l’ironie de l’histoire veut qu’elle marque en réalité son départ définitif. Lorsqu’ils quittèrent l’empire, en 1947, les Britanniques défilèrent sous cette arche, les dernières de leurs troupes s’y engagèrent le cœur gros avant d’embarquer dans leurs derniers navires. Pour ma famille aussi Bombay a valeur de seuil ; nous nous y sommes arrêtés une dizaine d’années au cours du voyage de Calcutta en Amérique. Et nous avons attendu notre bateau sous l’arche. Les villes sont des portes qui donnent accès à l’argent, à la position sociale, aux rêves et à l’enfer. L’émigrant du Bihar désireux d’aller aux États-Unis a tout intérêt à suivre un stage dans le camp d’entraînement de l’Occident : Bombay, lieu idéal pour cette acclimatation.
La population du grand Bombay, actuellement estimée à dix-neuf millions d’habitants, est supérieure à celle de cent soixante-treize pays du monde. Si Bombay était un pays, il se classerait en 2004 au cinquante-quatrième rang mondial. Il faudrait étudier les villes comme on étudie les pays. Chacune possède en propre une culture citadine, de même que les pays ont une culture nationale. À l’instar des habitants de New Delhi, des New-Yorkais, des Parisiens, les gens de Bombay ont des qualités typiquement bombayites – la manière dont les femmes marchent dans la rue, les divertissements nocturnes des jeunes, les définitions du plaisir ou de l’horreur. La croissance des
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