Bombay, Maximum City
avons dû rencontrer le propriétaire de l ’ appartement, un diamantaire gujerati, pour négocier le bail. Membre de la communauté jaïn palanpuri {19} , c ’ est un végétarien pur et dur. Il demande à mon oncle si nous le sommes aussi. « Arre, encore plus que toi et moi ! Sa femme est une brahmane » , rétorque mon oncle, et grâce à cela nous obtenons la ristourne végétarienne : une diminution de vingt pour cent du prix du loyer. Le ton utilisé par mon oncle laisse toutefois transpirer le léger mépris dans lequel les vaishyas, la caste des commerçants, tiennent les brahmanes. Ces derniers sont des pantujis – des professeurs, des gens comme il faut. Ils ne connaissent rien aux affaires et n ’ imaginent pas, par exemple, qu ’ un enterrement n ’ est pas simplement l ’ occasion de se remplir la panse. Quelles qu ’ aient pu être les raisons qui, il y a des siècles, ont amené mes ancêtres à changer de caste (brahmanes nagars {20} ils sont devenus vaishyas), elles nous ont été profitables. Passer d’une caste à une autre est une sorte de mécanisme adaptatif destiné à assurer la survie. Les brahmanes respectés à l’époque où chacun redoutait les dieux avaient tout à gagner à devenir vaishyas quand tout le monde s’est mis à aduler l’or. Nous vivons qui plus est dans une ville naturellement capitaliste – vaishya nagar –, qui saisit au quart de tour les humeurs et les mouvements de l’argent.
Mon père a une règle, pour choisir un appartement : il veut pouvoir s’y changer sans être obligé de tirer les rideaux. Pour peu qu’on la respecte, cette règle simple assure deux choses : une certaine intimité et un apport d’air et de lumière suffisant. Je l’avais oubliée quand j’ai versé la caution du deux-pièces de Dariya Mahal. Des immeubles imposants le cernent de toutes parts et les gens qui passent en bas ou sortent sur les balcons d’en face ont une vue enviable sur ses moindres recoins. Ils nous voient nous déplacer à l’intérieur, cuisiner, manger, dormir, travailler. Dariya Mahal 2 comprend vingt étages, à raison de dix appartements par palier. Chaque appartement abrite en moyenne six résidents et trois domestiques ; quant aux effectifs du personnel de maintenance extérieur (vigiles, ouvriers du bâtiment, gens de ménage), ils représentent environ une personne par logement. Autrement dit, deux mille individus vivent dans cet immeuble. Il y en a deux mille autres dans celui d’à côté, et encore deux mille autres dans celui de derrière. Enfin deux mille élèves, enseignants et employés divers fréquentent l’école située au milieu. Soit un total de huit mille personnes amenées à cohabiter dans un mouchoir de poche. La population d’une petite ville.
L’appartement dans lequel nous avons emménagé a été conçu par un sadique, un blagueur ou un imbécile. La fenêtre de la cuisine n’aère que le réfrigérateur, ou plus exactement le chauffe, car rien n’est prévu pour l’équiper de rideaux alors que le soleil cogne en plein dedans. Quand on le branche, le ventilateur installé dans un renfoncement sombre éteint automatiquement la flamme du gaz, ce qui est logique puisque l’espace destiné à la cuisinière est placé juste en dessous. Pour avoir un peu d’air dans le salon, il n’y a d’autre solution que d’ouvrir la fenêtre du bureau, qui donne vers la mer, avec pour effet d’aspirer à l’intérieur une dune de vilaine poussière épaisse, granuleuse, assortie de cochonneries diverses et variées ; dont des tas d’emballages de lait vides, un couvercle de casserole en plastique maculé de taches de bétel, une couche de bébé (sale), et même, une fois, un cône de glace en plastique encore nappé d’une sirupeuse pellicule de crème. Dehors, la pluie ininterrompue de sacs en plastique bariolés a remplacé les vols de perroquets de mon enfance. Comme nous vivons presque au ras du sol, à cinq heures du soir il fait déjà noir dans le salon. Nous ne pouvons pas plus nous passer de la climatisation que de l’éclairage électrique ; d’où des factures d’électricité exorbitantes, le prix à payer pour tenir l’environnement extérieur à l’écart.
L’appartement est meublé selon les critères du luxe à l’honneur chez les diamantaires, qui cultivent une conception particulière du bien vivre. Pas vulgaire à proprement parler, puisque ces marchands-là sont pour la
Weitere Kostenlose Bücher